Appartement 3 : Chez les LAGER-MARU, les parents
M. MARU : Ce n'est pas possible !
MME. LAGER : Qu'est-ce qu'il se passe ? C'était qui au téléphone ?
M. MARU : On est convoqués à l'école.
MME. LAGER : Quand ?
M. MARU : Sérieusement ? C'est vraiment la première question qui te viens à l'esprit quand je t'annonce ça ?
MME. LAGER : C'est juste que je suis pratique. Je travaille de nuit la semaine prochaine, et ça m'embêterait de ne pas pouvoir venir.
M. MARU : Comment tu peux savoir que ça t'embêterait, vu que tu ne sais pas encore pourquoi on est convoqués ?
MME. LAGER : Je peux légitimement supposer que ce n'est pas parce qu'un de mes fils a apporté un gâteau à l'école et que ses professeurs tiennent à nous remercier en personne. Ça les concerne, donc forcément ça m'intéresse.
M. MARU : En même temps, si Boris avait apporté un gâteau à l'école, ça serait inquiétant.
MME. LAGER : Pourquoi donc ?
M. MARU : Comme il n'a pas encore d'argent de poche, et qu'il a dépensé tout celui de son anniversaire pour s'acheter un jeu d'échec, ça voudrait dire qu'il nous a volé de quoi pouvoir acheter un gâteau. Ou pire : qu'il a volé de l'argent à quelqu'un d'autre qu'à nous.
MME. LAGER : Ne sois pas ridicule, Boris ne volerait jamais quoi que ce soit. Cet enfant ne ferait jamais rien de mal. Ou alors si, involontairement, il créerait quelque chose qui serait détourné par d'autres à des fins malveillantes. Mais on a bien quelques années encore devant nous avant de devoir s'inquiéter de ce genre de choses. Antonin en revanche, je me demande bien ce qu'il a pu faire cette fois.
M. MARU : Comment ça, "ce qu'il a pu faire cette fois" ? C'est la première fois qu'on est convoqués. Ou alors j'ai loupé un épisode. Mais je ne vois pas comment tu aurais pu omettre de me raconter un évènement pareil.
MME. LAGER : Ce n'est pas parce qu'on est pas convoqués que tout va bien. Antonin m'inquiète. Et je t'en ai parlé ; l'autre jour après que j'aie discuté avec Mme Ondi au supermarché.
M. MARU : Cette histoire de mot doux qu'elle a retrouvé dans les affaires de Grace ? D'une, je ne prendrais aucun conseil de la part d'une femme qui fouille dans les affaires de sa fille adolescente. De deux, Antonin est amoureux : ce n'est pas inquiétant, c'est mignon.
MME. LAGER : "Si tu me demandais de le faire, je toucherais un pigeon avec un caillou pour toi." Tu trouves ça mignon ? Mais dans quel monde tu vis ?
M. MARU : Et toi, dans quel monde tu vis pour penser que Boris est l'enfant parfait et que tout va très bien pour lui ? Figure-toi que c'est justement sa maîtresse à lui qui nous a convoqués, et qu'elle s'inquiète beaucoup de son comportement.
MME. LAGER : Mais c'est quoi cette histoire ? C'est bien la première à se plaindre de Boris. Il a toujours été le chouchou de ses enseignants. En plus, il n'a ramené que des A depuis le début de l'année, je ne vois vraiment pas ce qu'elle peut attendre de plus.
M. MARU : Et bien, ma chérie, figure-toi qu'il n'y a pas que les notes qui comptent dans la vie.
MME. LAGER : Évidemment que non. Mais c'est sa maîtresse ; c'est la partie de sa vie dont elle est responsable. Le reste ne la regarde pas.
M. MARU : Bien sûr que le reste la regarde. L'école est aussi un lieu de socialisation, où l'on apprend à s'insérer dans la société. Les enfants n'y vont pas juste pour accumuler des connaissances et développer leur capacité à penser ; sinon on pourrait aussi bien leur faire l'école à la maison. Et tu sais très bien que Boris n'a jamais réussi à se faire des amis.
MME. LAGER : Boris est un enfant pas comme les autres. Il n'a pas les mêmes intérêts que ses camarades ; il est en avance. Je sais qu'il peut parfois mal le vivre. Mais on fait de notre mieux pour le rassurer, pour le soutenir, et pour lui donner et des moyens de s'épanouir et une vie sociale enrichissante en dehors de l'école. Qu'est-ce qu'elle voudrait qu'on fasse de plus ?
M. MARU : Je ne sais pas exactement, elle n'est restée que cinq minutes au téléphone. Mais elle veut nous voir demain soir pour en discuter. Elle dit que Boris ne fait pas d'efforts, qu'il ne veut même pas sortir dans la cour et essayer de jouer avec les autres, qu'il préfère rester en classe à lire des livres.
MME. LAGER : Tu ferais quoi, toi, si on te donnait le choix entre lire un bon livre ou aller jouer à la marelle avec des gosses de huit ans ?
M. MARU : Je préférerais rester lire un livre. Mais ce n'est pas la question ; parce que moi je n'ai pas huit ans.
MME. LAGER : Dans dix ans, le problème de Boris sera résolu comme par magie. En attendant, son seul véritable problème c'est cette femme qui considère qu'il a des soucis alors qu'il va très bien.
M. MARU : Elle est démunie. Elle dit que Boris a déjà fait tous les exercices de leur manuel scolaire, et que son manque de synchronisation nuit à la progression de la classe. Elle a ajouté qu'il connaissait déjà tous le programme d'histoire, et que nous ferions mieux d'arrêter de lui apprendre des choses le soir au risque qu'il ne s'ennuie à l'école.
MME. LAGER : Mais si j'ai envie de parler des Egyptiens au dîner, c'est mon droit ! Elle veut m'interdire d'avoir des conversations intellectuellement enrichissantes avec notre fils, au risque qu'il n'apprenne des choses ? C'est ridicule ! Pour qui elle se prend, à vouloir nous dire comment exercer notre rôle de parents ? Elle ferait mieux de se demander comment exercer son propre rôle d'enseignante, et devenir capable de proposer des parcours pédagogiques adaptés aux caractéristiques des différents enfants qu'elle a en face d'elle.
M. MARU : Je ne suis pas vraiment sûr que ce soit l'objectif fixé par l'éducation nationale, ma chérie.
MME. LAGER : Je suis hors de moi ! Boris s'en sort très bien. Il ne s'ennuie même pas. Est-ce qu'il a dit qu'il s'ennuyait ? Non, je ne crois pas. A tous les coups elle est juste blessée dans son ego parce qu'il vient ajouter à son cours des anecdotes qu'elle-même ne connaissait pas. Elle est démunie parce qu'il ne se comporte pas conformément à ses attentes, et elle a peur de ne pas être à la hauteur, de ne lui servir à rien. Mais Boris est très bien. Il rentre le soir content de sa journée. Il prend dans l'enseignement ce qu'il a à prendre, et il analyse le monde autour de lui. Oui, il ne se sent pas en phase avec ses petits camarades. Et alors ? On pourrait aussi bien dire qu'eux ne sont pas en phase avec lui. Leur seul avantage sur lui, c'est de constituer une majorité. Et c'est aussi une chose que Boris doit apprendre de toute façon : à vivre parmi eux en étant différent. Parce que c'est ce qu'il aura à faire tout au long de sa vie.
M. MARU : Peut-être que tu as raison. Mais ne juge pas cette femme avant même d'entendre ce qu'elle a à nous dire. Elle ne veut pas faire le procès de Boris. Elle veut juste parler avec nous. Tu ne crois pas que ça serait une bonne idée ? Juste écouter ce qu'elle à à dire, prendre en compte des éléments que peut-être nous n'avons pas, lui donner ceux qu'elle n'a pas, et chercher tous ensemble la meilleure façon d'être avec lui ; pour lui.
MME. LAGER : Bien sûr que je vais aller lui parler. La première chose que je lui expliquerais, c'est que pour le bien de notre fils, l'essentiel est avant tout de ne pas lui mettre en tête qu'il a un problème et ne devrait pas être comme il est.
M. MARU : Est-ce que tu pourras garder ton calme s'il te plait chérie ? Pour l'instant, elle veut être notre alliée ; ça serait dommage de se la mettre à dos. Boris a besoin d'alliés. Moi, il me fait de la peine. Il a mis toutes ses économies dans un jeu d'échec et n'a toujours trouvé personne pour jouer avec lui.
MME. LAGER : Moi je joue avec lui ! Et toi aussi. Tiens, elle pourrait jouer avec lui à la récré sa prof, si elle pense qu'une activité interactive lui serait plus profitable qu'un livre. Sans parler d'Antonin, qui ne fait aucun effort pour apprendre à y jouer alors que son frère le lui réclame tous les jours.
M. MARU : Tu ne te trouves pas un peu hypocrite ? Boris peut faire ce qui lui plait plutôt que de se forcer à faire des choses qui ne l'intéressent pas pour s'intégrer. Par contre, Antonin, lui, devrait faire des efforts pour apprendre un jeu qui ne l'intéresse pas, juste pour faire plaisir à son frère ?
MME. LAGER : Ça serait plus intéressant pour lui que de jeter des cailloux sur des pigeons.
M. MARU : Mais tu arrêtes un peu avec cette histoire ? Cette fouineuse de Madame Ondi est venue vers toi pour s'excuser : elle sait que c'est sa fille qui fait ce genre de choses, et a peur qu'elle influence les autres. Mais tu crois vraiment qu'Antonin est influençable à ce point ? Il n'a jamais fait une chose pareille et ne le ferait jamais. Ce papier, c'était juste des mots pour impressionner une fille.
MME. LAGER : Et bien, j'aimerais avoir l'honneur d'éduquer un garçon qui sait que les mots ne sont jamais seulement des mots, qui voudra impressionner par son mérite réel et pas avec de la violence, qui ne tombe pas sous le charme de filles stupides et superficielles, et qui sait que pigeon ne s'écrit pas avec un J.
M. MARU : Et bien, au moins, tu as cet honneur avec Boris. S'il est un jour capable de s'adresser à une fille autrement qu'en lui disant qu'elle est stupide et superficielle.
MME. LAGER : Je voudrais avoir l'honneur d'éduquer deux garçons dont je puisse être fière. Et je ne dis pas que je ne suis pas fière d'Antonin. Je le suis ; la plupart du temps. Mais ces derniers mois, je m'inquiète un peu. Tu sais qu'il collectionne les chewing-gums usagés ?
M. MARU : Non, je ne le savais pas. Toi aussi tu fouilles dans les affaires de tes enfants ? Je ne cautionne vraiment pas ce genre de comportement.
MME. LAGER : Mais arrête un peu ! Tu sais très bien que je respecte l'intimité de nos fils. C'est Boris qui me l'a dit.
M. MARU : Premièrement, je suppose que tu n'as pas encore parlé à Antonin de cette histoire de chewing-gums. Mais si tu le faisais, tu découvrirais probablement qu'il a une bonne raison de les collectionner.
MME. LAGER : Tu sais quelque chose ?
M. MARU : Je sais que quand quelqu'un commence une phrase par "premièrement", généralement il y a un "deuxièmement" qui va suivre si on ne lui coupe pas la parole.
MME. LAGER : Je suis sûre que ton "deuxièmement" n'a rien à voir avec ton "premièrement", et que je n'aurai jamais la réponse à ma question.
M. MARU : C'est vrai. Deuxièmement, je pense que ce rendez-vous avec la maîtresse de Boris est une excellente idée. D'une, parce qu'il te rapporte les secrets de son frère. De deux, parce qu'il traite les filles de stupides et superficielles.
MME. LAGER : Non, c'est moi qui ai dit que Grace était stupide et superficielle. Je m'en excuse, d'accord. Mais ce n'est pas les filles en général ; juste Grace Ondi. Et sa mère aussi. Tu ne vas quand même pas te mettre à blâmer Boris pour des choses que je dis moi.
M. MARU : Puisque tu en parles, il faut justement qu'on discute de l'influence que tu as sur Boris. Parce qu'à force de l'encourager dans tous ses travers, ça va être compliqué d'en faire un être équilibré. Et figure-toi qu'il a justement traité une fille de stupide et superficielle. Si c'est à force de t'entendre toi dire ce genre de choses ou pas, je ne peux pas le savoir avec certitude, même si j'ai mon avis sur la question. Par contre, ne t'inquiète pas, je ne pense pas une seule seconde que notre fils soit sexiste : je sais qu'il est tout aussi capable de porter ces mêmes accusations envers des garçons.
MME. LAGER : Comment ça il a insulté une fille ? Ça sort d'où, ça ? Pourquoi tu ne me racontes pas tout ? C'est dur de discuter tous les deux si on n'a pas les mêmes informations. C'est étonnant quand même, je n'ai jamais entendu Boris insulter qui que ce soit. Il sait très bien que certains mots sont blessants et interdits.
M. MARU : On se calme chérie. Oui, il a insulté une fille. Ça sort du coup de fil de la maîtresse. Ce n'est pas que je ne te raconte pas tout, mais que ça m'était sorti de l'esprit et que ça viens de me revenir en t'entendant parler de Grace. Et, ne t'inquiète pas ; ton cher fils a parfaitement retenu de tes leçons que "stupide" et "superficielle" sont des mots qu'on n'adresse pas directement à une personne. Oui, tu peux être fière ma chérie, ton petit génie sait faire preuve d'intelligence et insulter les gens indirectement.
MME. LAGER : Est-ce que tu veux bien arrêter de te foutre de ma gueule et me raconter ce qu'il s'est passé ?
M. MARU : Rien qui ne sorte de l'ordinaire. Une de ses camarades venait de faire tomber son écharpe dans une flaque de boue et était en train de pleurer. Notre fils est gentiment venu la consoler en lui disant que c'était bête de pleurer pour des broutilles pareilles et que ce n'était jamais qu'un objet matériel.
MME. LAGER : Boris est plein de sagesse. Et cette histoire est la preuve qu'il sait faire preuve d'empathie et de bienveillance.
M. MARU : Mais pas de tact. La petite continuait de pleurer et criait qu'il ne comprenait pas, que c'était son écharpe préférée et qu'elle était bousillée, qu'elle avait le droit de pleurer si ça lui faisait du bien et qu'elle voulait juste qu'il la laisse tranquille. Mais Boris insistait ; il continuait de raisonner, de vouloir prouver qu'il avait raison. Il répétait que c'était idiot de pleurer, et que si elle s'obstinait à pleurer c'est qu'elle était incapable de comprendre ce qui était important dans la vie. Etcetera, du typique Boris quoi. Tu sais bien que ce n'est pas la seule histoire de ce genre que la maîtresse aura à nous raconter.
MME. LAGER : J'attends justement de voir ce qu'elle aura à nous raconter. Et je mettrai autant d'insistance à lui prouver qu'elle a tort que Boris a mis d'insistance à prouver à cette petite fille que la perte de son écharpe n'était pas grave. Parce que, soit dit en passant, il avait raison.
M. MARU : On reparle du jour où tu as cassé le mug auquel tu tenais tant ?
MME. LAGER : Je ne dis pas que je suis parfaitement rationnelle. Même Boris ne l'est pas toujours. Oui, on s'attache aux choses. Mais il a raison ; on ne devrait pas. Et je ne vois pas en quoi c'est méchant de le rappeler. Peut-être que ce n'était pas le moment de raisonner avec cette petite, et qu'il n'aurait pas dû insister. Bien sûr que la vie en société nécessite des ajustements ; et il apprendra à les faire. Ça me brise le cœur de savoir qu'il apprendra ; mais il apprendra. Comme j'ai appris moi. Mais j'espère bien que jamais il ne s'adaptera autant que cette femme voudrait qu'il s'adapte. J'espère qu'il trouvera un moyen de s'intégrer sans renier son âme et surtout sans renier sa raison. Qu'il trouvera sa place tout en restant Boris.
M. MARU : Moi aussi ma chérie ; moi aussi. J'espère qu'il trouvera sa façon d'être comme toi tu as trouvé la tienne. Mais j'espère aussi pour lui qu'il ne gardera pas contre le monde cette rancœur que tu as gardée toi.
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