Appartement 2 : Un frère chez M. EFFE

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LE FRERE : 'Soir.

M. EFFE : Frérot ? Mince. J'avais complètement oublié ; on est le dernier dimanche du mois.

LE FRERE : Tu veux que je reparte ?

M. EFFE : Non, ça va aller ; tu peux rester.

LE FRERE : Je pourrais avoir un café ?

M. EFFE : Oui, si tu veux. Mais moi je n'en prendrais pas.

LE FRERE : Et pourquoi ça ? Tu n'aimes plus le café ?

M. EFFE : Bien sur que si. Mais je n'en ai pas envie là. Tu veux m'obliger à boire du café ou quoi ?

LE FRERE : Pas du tout ; j'en ai juste demandé un pour moi. D'ailleurs ça me rappelle que cette semaine, je suis allé prendre un café dans un café.

M. EFFE : Qu'est-ce que j'en ai à faire ? Je trouve ça stupide de payer si cher pour un café que tu peux avoir chez toi pour presque rien, mais ce ne sont pas mes oignons.

LE FRERE : Laisse moi te raconter la fin de l'histoire avant de déterminer que tu n'en as rien à faire. Je suis sûr que tu vas trouver ça aussi affligeant que moi. J'étais en avance pour un rendez-vous et il faisait froid dehors, c'est pour ça que je suis allé dans un café. Et oui, j'étais bien dégoûté de payer si cher pour un simple café, c'est peut-être aussi ce qui a participé à rendre ce qui s'est passé ensuite si inacceptable à mes yeux. Je commande un café sans sucre, et le serveur m'apporte un café avec du sucre.

M. EFFE : Bah, ce n'est pas si intéressant que ça. Je ne suis pas étonné une seconde.

LE FRERE : Du coup je lui demande pourquoi il m'a apporté du sucre. Il me répond que ce sont ses consignes pour le café, qu'il est obligé de me l'apporter, et que comme j'ai payé pour, si je ne le veux pas dans mon café je peux l'emporter avec moi et l'utiliser pour mettre dans mes yaourts ou quoi.

M. EFFE : Comme si t'avais une tête à manger des yaourts. Ils sont vraiment nuls ces gens. Comme si respecter la procédure était plus important que de faire en sorte que le client se sente écouté. C'est super d'avoir l'impression de parler dans le vide.

LE FRERE : C'est exactement ce que je lui ai dit. Je lui ai demandé s'il croyait que c'était comme ça qu'il allait pousser les clients à revenir se payer des cafés à cinq euros, et il m'a répondu que si je n'étais pas content je pouvais partir.

M. EFFE : A ta place, je serais resté, exprès pour l'embêter.

LE FRERE : C'est ce que j'ai fait. Sauf que j'avais mon rendez-vous juste après, donc j'ai quand même dû finir par partir.

M. EFFE : Tiens, voilà ton café. Sans sucre bien sûr.

LE FRERE : J'avais rendez-vous pour un nouveau travail. Mais le mec qui m'a fait passer l'entretien était un vrai con. J'espère qu'ils ne me rappelleront pas. Et toi, comment ça se passe pour toi depuis le mois dernier ?

M. EFFE : Rien d'intéressant. Toujours la même routine. Personne ne m'a trop fait chier. Rien d'intéressant à raconter. Juste la même vie mais avec des petites contrariétés différentes.

LE FRERE : J'oublie toujours à quel point c'est difficile de te faire parler.

M. EFFE : Et moi j'oublie toujours à quel point toi tu parles. Jamais compris à quoi ça servait.

LE FRERE : Moi, je me sens mieux après avoir parlé. Enfin, ça dépend à qui. Il y a des gens, ils sont juste là pour te juger. Mais toi, j'aime beaucoup te parler. Tu m'écoutes et tu ne trouves pas mes réactions stupides ou disproportionnées. Je suppose que j'ai besoin de ça pour ne pas les laisser me faire croire que je ne suis qu'un cinglé.

M. EFFE : Mais tu es un cinglé. Tu as besoin de l'approbation de quelqu'un d'autre pour justifier tes réactions. Moi, je fais confiance à mes réactions. Je sais que j'ai raison. Mais je sais aussi que la majorité du monde est contre moi. Alors à quoi bon se plaindre ?

LE FRERE : Si je ne pouvais pas râler, si on m'en retirait le droit, alors je crois que je ne serais pas capable de supporter ma vie sur terre.

M. EFFE : Ça va, j'aime bien t'entendre râler. Ça confirme que j'ai bien raison de me tenir à l'écart des cafés, des gens et de tout ça.

LE FRERE : Donc toi aussi tu as besoin de la confirmation de quelqu'un d'autre.

M. EFFE : Ce n'est absolument pas ce que j'ai dit.

LE FRERE : Si, c'est ce que tu as dit. C'est exactement comme ce mec.

M. EFFE : Quel mec ?

LE FRERE : Celui qui m'a fait passer l'entretien ; suis un peu. Il m'explique le job, et c'était pas du tout la même chose que dans l'annonce. Alors, je le lui souligne, et lui, il essaye de se justifier bêtement, en jouant sur les nuances et en me parlant de souci de simplification ou je ne sais quoi. Il me prend pour un imbécile quoi ? Du coup, même s'il me proposait le job, je crois que je ne l'accepterais pas.

M. EFFE : Comme tes trois entretiens précédents, en fait.

LE FRERE : Ce n'était pas les trois précédents, parce que ce mois-ci j'en ai eu encore cinq autres.

M. EFFE : Tant mieux pour toi. Pourquoi tu me demandes un café si tu ne le bois pas ? S'il n'est pas bon ce ne sera pas de ma faute ; ce sera parce qu'il est froid.

LE FRERE : Tu es pressé que je le finisse et que je rentre chez moi ou quoi ?

M. EFFE : Mais non, pas du tout. Tu es l'une des rares personnes que je tolère.

LE FRERE : Probablement le plus beau compliment que tu aies fait de ta vie.

M. EFFE : Et oui, tu peux te sentir honoré.

LE FRERE : Et, si je peux me permettre, quels sont les autres heureux élus ?

M. EFFE : Bon, d'accord, la seule personne que je tolère.

LE FRERE : Et dire que quand on était gosses, on ne se supportait pas.

M. EFFE : C'était avant de découvrir que tous les autres sont encore bien pires que toi.

LE FRERE : En parlant de gens exécrables, en arrivant ici j'ai croisé tes voisins. Un couple de petits vieux en train de se faire des bisous et de rire comme s'ils avaient seize ans. Je te promets, il y a un âge auquel ça devrait devenir interdit.

M. EFFE : J'approuve ta motion d'interdire les bisous.

LE FRERE : Même le rire. Franchement, à quel point il faut être stupide pour avoir vécu plus de soixante-dix ans sur cette terre sans remarquer qu'il n'y a vraiment rien de drôle ici ? Pour les bisous, en revanche, il faut que je t'avoue quelque chose.

M. EFFE : Non. Non, non, non. Si tu tombes amoureux, tu perds toute l'estime que j'avais pour toi. C'est à dire que je n'aurais plus d'estime pour personne sur cette terre.

LE FRERE : Excepté le Grinch.

M. EFFE : Le Grinch est génial, mais il ne vit pas sur cette terre.

LE FRERE : Je ne suis pas en train de tomber amoureux. Je sais bien que l'amour n'est qu'une illusion. Mais j'ai rencontré une femme, oui. Et je l'apprécie vraiment beaucoup.

M. EFFE : Jusqu'à ce qu'elle te fasse souffrir.

LE FRERE : Ne t'inquiète pas, elle ne me fera pas sourire.

M. EFFE : Tu veux dire souffrir ?

LE FRERE : Oui, souffrir. Elle ne me fera pas souffrir. Tant qu'elle est là, tant mieux. Mais si elle part, tant pis. Je ne compte pas m'attacher. J'apprécie sa présence ; c'est tout.

M. EFFE : Tant qu'elle ne t'interdit pas de râler.

LE FRERE : Au contraire : elle râle encore plus que moi.

M. EFFE : Et elle parle autant que toi, aussi ?

LE FRERE : Je ne parle pas tant que ça ; vraiment. C'est juste que toi tu ne dis rien, alors forcément il faut bien que quelqu'un vienne meubler le silence.

M. EFFE : Si tu veux venir prendre un café chez moi sans dire un mot, je n'y verrais pas d'inconvénient.

LE FRERE : Et moi je n'y verrais pas d'avantage. Surtout que le café de chez moi est meilleur que le tien.

M. EFFE : Peut-être parce qu'il est plus chaud.

LE FRERE : Il faut dire que je l'ai cherchée, celle là. Mais tu ne veux pas raconter quelque chose, toi ? Histoire que j'aie le temps de boire mon café.

M. EFFE : Tu crois que ma vie est intéressante ou quoi ? Le top trois des évènements de ce mois-ci, ça doit être d'avoir perdu mon portefeuille, d'avoir trouvé un chewing-gum collé sur la poignée de ma porte, et de m'être fait manger des pièces par les machines de la laverie.

LE FRERE : Tu es sûr pour l'ordre ? Le portefeuille en premier je veux bien, c'est vraiment galère de devoir refaire tous ses papiers. Mais se faire bouffer des pièces, c'est quand même pire que le chewing-gum. Les gens n'ont aucun respect pour la propreté, ce n'est pas nouveau. Mais, bon, tu peux toujours l'enlever, tu n'auras perdu que trois secondes de ta vie. Alors que l'argent durement gagné, se le faire piquer par une machine sans rien avoir en retour, c'est du vol, tout simplement. Absolument inacceptable. En même temps je t'ai déjà dit de t'acheter une machine à laver, je ne comprends pas pourquoi tu continues d'aller à la laverie où il y a tous ces gens et où tu te fais arnaquer.

M. EFFE : Ma machine à laver est tombée en panne et je n'ai juste pas envie d'aller en acheter une autre. La laverie, ça va, elle est juste en face de chez moi. Je mets ma machine en route, je lance le chrono et j'attends la fin tranquillement chez moi loin des gens. Beaucoup moins embêtant qu'un après-midi chez Darty à écouter les conseils d'un vendeur bien intentionné qui voudra me vendre un truc dont l'obsolescence est programmée.

LE FRERE : Et tu as réussi à refaire tous tes papiers ?

M. EFFE : Je ne comprends vraiment pas pourquoi ce que je raconte t'intéresse autant. C'est juste les petites galères de la vie : les mêmes que tout le monde, rien d'exceptionnel. Quoi que pour le portefeuille, je trouve ça presque exceptionnel. Un petit jeune l'a retrouvé et a pris la peine de me le renvoyer. Vraiment con, si tu veux mon avis. Mais tant mieux pour moi.

LE FRERE : Il t'a évité une belle galère, ça je peux te le dire. Et oui, je m'intéresse à la vie de mon frère, ce n'est pas un crime.

M. EFFE : Certainement pas un crime, mais bien bête quand même. Ma vie n'a pas plus d'intérêt que celle de n'importe qui.

LE FRERE : Même moins, je dirais. Mais c'est la tienne et tu es mon frère.

M. EFFE : Je ne vois pas en quoi ça rend ma vie intéressante. Si tu es là ce n'est pas parce que tu es mon frère. Je ne vois pas en quoi partager quelques gènes avec toi m'obligerait à quoi que ce soit.

LE FRERE : Je sais bien que ma présente ici n'est pas due à mes gênes. Elle est dû au fait que je suis la seule personne au monde que tu tolères.

M. EFFE : Exactement. Notamment parce que tu comprends ce genre de positionnement.

LE FRERE : Alors que n'importe qui d'autre en serait offensé.

M. EFFE : Exactement. Alors qu'il n'y a vraiment pas de quoi.

LE FRERE : C'est un honneur d'être aimé pour mon mérite et pas pour nos liens familiaux.

M. EFFE : Mais le mérite c'est quelque chose qui se perd, alors ton entrée ici n'est jamais garantie.

LE FRERE : Oui, je l'ai bien compris. Raison de plus à prendre garde à ne pas trop tomber amoureux.

M. EFFE : Comme si le risque de souffrir n'était pas une raison suffisante.

LE FRERE : Sans oublier le risque de sourire, comme semble penser mon inconscient.

M. EFFE : Je crois qu'avec un sourire sur ton visage, je ne serais pas capable de te reconnaître.

LE FRERE : Me reconnaître, si. Mais m'estimer ? Probablement pas, non. Et tous ces gens qui ont tant de mal à obtenir ton estime, s'ils savaient que l'astuce est tout simplement de ne jamais sourire...

M. EFFE : Personne ne cherche à obtenir mon estime ; sauf toi. Les gens n'en ont rien à faire de moi, et je me porte d'autant mieux comme ça.

LE FRERE : Je sais bien que mon attention est un fardeau sans nom.

M. EFFE : C'est toi qui l'as dit.

LE FRERE : J'ai fini mon café.

M. EFFE : Et tu attends mes félicitations ?

LE FRERE : Je ne suis pas bête au point d'attendre une chose que je sais n'avoir aucune chance de voir arriver.

M. EFFE : Tu crois vraiment que j'ai enlevé le chewing-gum moi-même ?

LE FRERE : Tu as raison, voilà autre chose qui n'avait aucune chance d'arriver.

M. EFFE : La femme de ménage de l'immeuble a retiré le chewing-gum. Le gars de la laverie m'a remboursé ce que la machine avait bouffé.

LE FRERE : Et un petit jeune t'a rendu ton portefeuille. Tout est bien qui finit bien.

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