Appartement 4 : Des livres chez Ninon et Greg
GREG : Ninon, c'est quoi tout ça ?
NINON : Des livres. C'est la première fois que tu en vois ? Pourtant, quand on était enfants, les liseuses numériques n'existaient pas encore. Même pendant notre adolescence et le début de notre âge adulte, elles n'étaient pas très répandues.
GREG : Je vois bien que ce sont des livres.
NINON : Et je vois bien que tu vois bien. Pourquoi tu ne rigoles pas ? Ne t'inquiète pas, je n'ai pas explosé le budget bouffe dans des bouquins. Ils viennent de la bibliothèque du quartier. Je l'ai découverte par hasard en loupant ma sortie de métro, et du coup je me suis inscrite.
GREG : Et tu as pris quinze livres ? C'est quoi leur délai de prêt, deux semaines ?
NINON : Trois. Mais c'est renouvelable en ligne. Et si tu ne me crois pas capable de lire quinze livre en deux semaines, je peux essayer d'en faire un défi.
GREG : Non merci, non. Je n'aurais plus l'occasion de profiter de ta présence.
NINON : Ah, c'est donc ça qui t'inquiète ! Je me disais bien que avais l'air plutôt mécontent de voir des livres chez nous.
GREG : Ce n'est pas du tout ça. Au contraire, je suis très heureux de voir des livres chez nous. Les livres, c'est toi Ninon. Je sais que ça t'a coûté de déménager en abandonnant les tiens derrière toi. Et je sais que tu lis beaucoup moins depuis que tu es avec moi. Je suis heureux de voir des livres, que tu prennes tes marques, que tu développe tes propres. Ça fait plusieurs mois qu'on vit ensemble maintenant ; il était amplement temps d'apporter des livres.
NINON : Mais j'ai quand même lu, ces derniers mois.
GREG : Oui, sur ta liseuse, je sais. Mais je regrette un peu de te l'avoir offerte. C'est sûr que, niveau déménagement, c'est plus simple. Surtout qu'on ne sait pas si on va rester longtemps dans cet appartement là. Autant éviter de déménager toute ta bibliothèque depuis l'Oise ; d'autant que tous ces livres ne seraient pas rentrés dans l'appartement. Mais la liseuse, ce n'est pas toi. Je t'imagine sur notre canapé, la tête sur mon épaule, un beau livre dans les mains et l'odeur du papier dans ton nez ; l'image est beaucoup plus plaisante.
NINON : Les images ne sont pas ce qui importent. Mais, oui, j'aime le charme des livres papier. Quitte à porter un peu plus de poids dans mon sac chaque jour. Mais ça ne me dit pas pourquoi tu avais l'air de tirer la tête en voyant ces livres.
GREG : Ce sont des romans d'amour.
NINON : Et alors ? Apprendre que je lis des romans d'amour me fais baisser dans ton estime ? Tu sais, ça fait partie intégrante de la littérature. En plus, ça va, ce sont des romans d'amour victoriens. Ce n'est pas non plus la dernière bouse écrite pour des adolescentes.
GREG : Ce n'est pas que c'est nul ou inintéressant littérairement, qu'est-ce que j'en sais, moi ? Et tu ne baisseras jamais dans mon estime. Mais les gens qui lisent des romans d'amour, ce sont les gens qui ne sont pas satisfaits dans leur propre vie sentimentale, qui ont besoin de trouver imaginairement ce qu'ils ne trouvent pas dans la réalité. Alors ça m'inquiète de voir que tu choisis ça.
NINON : Mais n'importe quoi, vraiment ! On aura tout entendu. En joignant ta théorie aux statistiques sur les ventes de romans d'amour, on pourrait conclure que la majorité de la population est insatisfaite sentimentalement.
GREG : C'est justement ce que je crois.
NINON : Ouais, peut-être que c'est le cas. Mais toi et moi on n'est pas la majorité de la population. Et ta théorie en elle-même ne tiens pas la route. Les histoires d'amour sont tellement plus insatisfaisantes dans la littérature que dans la vraie vie. Tant de conflits, de malentendus et de péripéties ; qui voudrait de ça dans la vraie vie ?
GREG : Tu n'es pas du genre à vouloir une grande déclaration d'excuses et des retrouvailles mémorables ?
NINON : Pas vraiment, non. Je préfère de loin un amour constant et fiable, sans grandes démonstrations mais plein de petites tendresses quotidiennes.
GREG : Et tu crois que c'est ce que je te donne ?
NINON : Bien sur que oui. Ce n'est pas parce que je ne fonds pas en t'écoutant et que je ne montre pas à quel point me touche, que ça veut dire que ce n'est pas le cas. Tu crois que je ne ressens rien quand tu dis des choses comme ce que tu viens de dire ?
GREG : Qu'est-ce que je viens de dire ?
NINON : L'image de moi lisant dans tes bras et la signification que tu lui accordes. Que tu sois capable de voir que les livres font partie de moi, que tu veuilles que je sois bien et moi-même même quand ça veut dire moins de temps avec toi. Tout ça dit sur le ton le plus naturel du monde ; comme si ce n'était rien, comme si c'était normal. Ça c'est nous. Ça c'est beau ; plus beau que tous les romans d'amour.
GREG : Tu les lis pour ça du coup ? Pour te prouver qu'on est mieux qu'eux ? C'est une compétition ?
NINON : Mais non, pas du tout. En fait, un peu. C'est juste que, peut-être, tu n'as pas totalement tort. J'ai toujours lu des romans d'amour. Et avant de te rencontrer, peut-être que c'était pour compenser le manque. Ou pas vraiment. C'était une façon de m'interroger sur ce que je voulais ou non, ce que j'attendais de l'amour. Et maintenant, quand je lis des romans d'amour, j'ai l'impression d'être en train de regarder cette fille que j'étais avant. Je suis en train de la regarder et de réaliser à quel point j'ai de la chance de ne plus être elle, d'être avec toi, de t'avoir dans ma vie.
GREG : En fait, toute ta vie tu n'as lu que des romans d'amour ?
NINON : Non, bien sûr que non. Quoi que, quelque soit la thématique du roman, l'amour semble vouloir y pointer le bout de son nez. Ça ne me dérange pas vraiment. Mais ce n'est pas non plus le seul intérêt des romans. En fait, dernièrement, j'ai beaucoup lu de science-fiction.
GREG : Toi ? Tu lis de la science-fiction ?
NINON : Et bien oui, pourquoi pas ? Il faut bien compenser les romans d'amour.
GREG : C'est bon, j'ai compris, les romans d'amour n'ont pas besoin d'être compensés. Mais, vraiment, la fin du monde et les extraterrestres et les robots ? Quel rapport avec toi ?
NINON : La fin du monde nous concerne tous. Et les robots aussi, d'ailleurs. Quel rapport avec moi ? Le même qu'avec toi. Des fois j'aime bien l'image que tu as de moi ; par exemple le fait que les livres en fassent partie. Mais à côté, par moments, j'ai l'impression qu'il y a trop de parts de moi que tu ignores. Parce que tu ne sais pas ce qui se trame dans mon esprit.
GREG : Personnellement, je ne me sens pas très concerné par la fin du monde et les robots.
NINON : Et bien, tu as tort. Comprendre les robots n'est pas si différents de comprendre ton propre esprit. Tenter d'en faire de meilleurs doit passer par modéliser notre façon de penser à nous, la comprendre pour la répliquer. Personnellement, la répliquer ne m'intéresse pas autant que la comprendre. Mais, ce qui est chouette avec les robots, c'est de voir les conséquences qui arriveraient si on supprimait certaines fonctions de notre esprit, si on le simplifiait trop ou d'une certaine manière. Et la fin du monde, sérieusement, tu ne vois pas en quoi ça te concerne ?
GREG : Tu dis ça parce que je ne fais pas assez bien le tri sélectif ?
NINON : Ce n'est pas ce que j'allais dire, mais oui. La fin du monde, elle finira par arriver. Et ce sera notre faute. Après, la science fiction c'est comme les romans d'amour ou n'importe quel autre genre, il y a des trucs bien et il y a de la merde. Mais pousser à l'extrême la réflexion de "et si....", déduire les conséquences qui en découleraient, c'est très proche de nous. C'est cette réflexion en "si...alors..." qui doit conditionner les décisions que nous prendrons à l'avenir.
GREG : Et bien, excuse-moi de ne pas mettre les paquets de gruyère à l'emballage. Et excuse moi de ne pas connaître toutes les pensées qui agitent ton esprit.
NINON : Je te pardonne. D'ailleurs, il faut que j'imprime les nouvelles règles du tri sélectif. C'est beaucoup plus simple qu'avant. Maintenant, les emballages vont vraiment à l'emballage et même pas la peine de les laver ; il n'y a pas grand chose d'autre à retenir.
GREG : Mais la poubelle d'emballages c'est juste un sac, alors si on y met des trucs qui puent notre appartement va vite empester.
NINON : Je suis certaine qu'on peut trouver une solution à ça. Comme par exemple acheter une boite qui ferme comme poubelle d'emballages.
GREG : Pas le temps d'aller à la chasse aux boîtes si tu as tous ces livres à lire. Tu crois qu'il faudrait que je les lise moi aussi ?
NINON : Bien sûr que non ; ce sont mes livres.
GREG : Non, ce sont ceux de la bibliothèque.
NINON : Oui, mais ce sont ceux que j'ai choisis moi. Et une fois que je les aurais lus, ils feront partie de moi. J'ai envie d'avoir des trucs à moi ; pas envie que tu lises les mêmes trucs que moi. Enfin, si, bien sûr, si tu as envie d'en lire un ou deux je ne t'en empêcherais pas. Mais il faut les lire parce qu'ils te plaisent à toi ; pas parce que je les lis moi.
GREG : Chaque livre que tu lis t'éloigne de moi.
NINON : Oh ça va. Tu pourras profiter de ce temps là pour regarder ta série que je ne supporte pas.
GREG : Je ne voulais pas parler du temps. Tu n'es pas obligée de passer chaque minute près de moi.
NINON : Je passe beaucoup plus de temps au travail que près de toi.
GREG : Tu comprends très bien ce que je veux dire. Et pour les livres et le fait qu'ils t'éloignent de moi, ce que je veux dire c'est que si je ne sais pas ce qu'il y a en eux, je ne saurais pas ce qu'il y aura en toi. Tu as dit toi-même qu'ils devenaient partie de toi.
NINON : Pas tous. Et ce n'est pas en les lisant que tu sauras déduire en quoi et comment ils vont me nourrir et me construire. Tu sauras ce qu'il y a en moi en parlant avec moi et en vivant avec moi. Exactement comme tu as fait pour savoir tout ce qu'il y avait en moi jusqu'à présent.
GREG : Mais je ne sais pas tout. Je ne savais même pas que les robots étaient un truc intéressant à tes yeux.
NINON : Et entre les robots et les romans d'amour, qu'est-ce qui te surprends le plus ?
GREG : Je ne sais pas. Je m'imaginais plutôt que tu lisais des romans sur le sens de la vie et l'épanouissement et l'insatisfaction existentielle.
NINON : C'est ce que je fais. Tout a un rapport avec le sens de la vie et comment être heureux, d'une manière ou d'une autre.
GREG : Surtout être avec moi.
NINON : Oui, être avec toi aussi. Et pour la liseuse, c'était une super idée de cadeau. Pour les voyages c'est l'idéal, et, ces derniers, mois elle m'a été bien utile. Mais c'est vrai que je préfère le toucher et l'odeur du papier, l'image de moi un livre à la main, aussi stupide que ce soit. J'aime cette image là. Je suis contente que tu le comprennes. Tu ne te vexeras pas si j'utilise moins ton cadeau ?
GREG : Mais non, pas du tout. Tu fais ce que tu veux Ninon. J'aime te voir lire de vrais livres. Je comprends ce que tu ressens, parce que je le ressens aussi en te voyant lire.
NINON : Mais quand est-ce que tu m'as vu lire de vrais livres ?
GREG : Je te rappelle que, la première fois que je t'ai vue, tu étais en train de lire un livre dans le parc.
NINON : Non je ne m'en souviens pas, vu que moi je ne t'ai pas vu cette fois là.
GREG : Heureusement que tu y es revenue le lendemain.
NINON : J'avais oublié mon livre.
GREG : Et tu l'as retrouvé ?
NINON : Oui. Chez moi dans mon sac de courses. En fait, je ne l'avais pas oublié au parc.
GREG : En fait, j'ai eu tort tout à l'heure.
NINON : Sur quoi ?
GREG : Tu peux. Baisser dans mon estime.
NINON : J'espère que tu me pardonneras cette étourderie.
GREG : Je n'ai pas trop le choix, étant donné que sans elle on ne serait pas ensemble.
NINON : Et je serais condamnée à lire des romans d'amour par insatisfaction et non pas par curiosité intellectuelle.
GREG : Ou bien tu aurais rencontré quelqu'un d'autre.
NINON : Peut-être.
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