Appartement 1 : Un petit-fils chez René

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LE PETIT-FILS : Papi...

RENÉ : Ne m'appelle pas comme ça. Ça me fait paraître vieux.

LE PETIT-FILS : Mais tu es vieux.

RENÉ : Et toi tu es observateur.

LE PETIT-FILS : Non. Je n'ai jamais voyagé.

RENÉ : Et alors ?

LE PETIT-FILS : Un observateur, c'est quelqu'un qui parcourt le monde et fait des découvertes.

RENÉ : Non, ça c'est un explorateur. Mais je ne crois pas que ça existe encore vraiment. Tu voulais me dire quoi, mon garçon ?

LE PETIT-FILS : Je ne sais plus.

RENÉ : Et tu voudrais me dire quoi, maintenant ?

LE PETIT-FILS : C'est bon, je me souviens. On peut mettre un dessin-animé ?

RENÉ : Pas tout de suite. J'aime beaucoup les dessins-animés moi aussi. Mais je voudrais bien bavarder un peu avec toi, d'abord. On ne se voit pas très souvent tous les deux. Et d'habitude, ta grand-mère est avec nous.

LE PETIT-FILS : Tu n'aimes pas quand Mamie est là ?

RENÉ : J'adore quand elle est là. Mais c'est bien aussi de parler juste tous les deux.

LE PETIT-FILS : Tu es très sérieux aujourd'hui Papi. Tu es malade ?

RENÉ : Je ne suis jamais sérieux !

LE PETIT-FILS : Ce n'est pas bien.

RENÉ : Tu as raison, mon garçon. Il faut être sérieux parfois. Mais sans être sérieux.

LE PETIT-FILS : Ça veut rien dire Papi. Tu devins fou ?

RENÉ : Ta maman a dû te dire qu'il fallait être sérieux. Rester concentrer, obéir, tout ça. Mais il faut aussi savoir rigoler. Et même dans les moments qui ne sont pas ceux pour rigoler, il faut savoir s'amuser. Par exemple faire ses devoirs, ça peut être amusant.

LE PETIT-FILS : Je n'ai pas encore de devoirs. C'est à la grande école les devoirs.

RENÉ : Quand ta maman était petite, elle demandait à ce qu'on lui invente des devoirs. Elle était très pressée d'être à la grande école et d'en avoir. Alors, on lui créait des petits exercices, avec des dessins et des coloriages, ou des énigmes. Elle ne fait jamais ça pour toi ?

LE PETIT-FILS : Non. Maman elle dit que j'aurais déjà bien assez de devoirs plus tard, et qu'il faut que je profite pendant que je peux.

RENÉ : Tu vois bien qu'elle ne te dit pas d'être sérieux tout le temps.

LE PETIT-FILS : Pas tout le temps, non. Il faut rester concentré quand on nous raconte une histoire ou quand quelqu'un nous parle. Ne pas jouer quand c'est l'heure de partir ou de dormir ou de manger. Et il ne faut pas dire des bêtises.

RENÉ : Ne pas dire de bêtises ? Il faudra que je touche deux mots à ta maman. Et voilà, je découvre seulement maintenant que j'ai raté toute son éducation.

LE PETIT-FILS : Ma maman elle était petite comment ?

RENÉ : Eh bien, ça dépend à quel âge.

LE PETIT-FILS : Elle avait quel âge ?

RENÉ : Elle a eu tous les âges.

LE PETIT-FILS : Même le tien ?

RENÉ : Non. Que ceux qui sont plus petits que celui qu'elle a maintenant.

LE PETIT-FILS : Moi, j'ai cinq ans.

RENÉ : Et toutes tes dents.

LE PETIT-FILS : Non, j'en ai perdu une demain.

RENÉ : Demain ? Tu veux dire hier ?

LE PETIT-FILS : Non, avant d'aller à la piscine.

RENÉ : Mercredi dernier donc. Et la petite souris t'a apporté de l'argent ?

LE PETIT-FILS : Les souris, ça ne travaille pas, alors ça ne gagne pas d'argent.

RENÉ : Mais ça travaille les souris. Et le travail de celle-là, c'est de ramasser les dents.

LE PETIT-FILS : Elle en fait quoi ?

RENÉ : Je ne sais pas. Peut-être des statues.

LE PETIT-FILS : Je ne vois pas qui donnerait de l'argent pour acheter une statue faite avec des dents.

RENÉ : Ça doit bien exister pourtant.

LE PETIT-FILS : Toi tu dois avoir beaucoup d'argent Papi.

RENÉ : Non, pas vraiment. Mais ce n'est pas le plus important dans la vie, mon garçon.

LE PETIT-FILS : Pourtant, il te manque plein de dents.

RENÉ : La petite souris n'aime que les dents des petits garçons ; pas celles des papis.

LE PETIT-FILS : Et les petites filles ? Pourquoi elle n'aime pas leurs dents ? Elles sont exactement comme les miennes, pourtant.

RENÉ : Oui, la petite souris aime aussi les dents des petites filles. Que les dents des petits enfants.

LE PETIT-FILS : Moi, en échange de ma dent, elle m'a donné des bonbons.

RENÉ : Ça doit être un piège pour que tu perdes encore plus de dents.

LE PETIT-FILS : Mais maman elle a dit que les bonbons ça ne fait pas tomber les dents.Juste ça fait très mal aux dents si on en mange beaucoup beaucoup d'un seul coup.

RENÉ : Je ne l'ai pas si mal éduquée que ça finalement.

LE PETIT-FILS : C'était toi le papa de ma maman ?

RENÉ : Oui. Et, sa maman, c'est Mamie.

LE PETIT-FILS : L'autre jour Mamie elle m'a dit qu'elle m'avait donné ses yeux. Mais alors, pourquoi elle les a encore ?

RENÉ : C'est juste une expression, mon garçon. Ça veut dire que vos yeux se ressemblent.

LE PETIT-FILS : Si tu es le papa de Maman, pourquoi tu n'habites pas avec elle ?

RENÉ : Parce que les enfants habitent avec leurs parents seulement jusqu'à ce qu'ils deviennent adultes. Imagine qu'il faudrait sinon la taille de la maison ; il y aurait Mamie et moi, mais aussi tes autres papi mamie et tes tontons et tes cousins.

LE PETIT-FILS : Parce que t'es aussi le papa de mes tontons ?

RENÉ : Non. Mais ton autre papi, si.

LE PETIT-FILS : C'est trop compliqué.

RENÉ : Si tous les papas doivent vivre avec leurs enfants, alors moi je devrais vivre avec ta maman mais ton autre papi devrait aussi être là pour vivre avec ton papa, vu que c'est son papa à lui. Tu comprends jusqu'ici ?

LE PETIT-FILS : Je sais pas. Mais ça fait mal à la tête. Je préfère parler d'autre chose.

RENÉ : Il ne faut pas abandonner dès que ça devient un peu compliqué, mon garçon.

LE PETIT-FILS : Tu as dit que tu n'étais jamais sérieux. Et ça c'est sérieux. En tout cas, c'est pas amusant.

RENÉ : Comment ça, je ne suis pas amusant ?

LE PETIT-FILS : Ce que tu dis c'est pas amusant. Mais tu as des canards sur ta chemise et ça c'est drôle.

RENÉ : Pourquoi c'est drôle ?

LE PETIT-FILS : Je ne sais pas.

RENÉ : Parce que les adultes n'ont jamais de chemises avec des canards ?

LE PETIT-FILS : Les enfants non plus.

RENÉ : Tu veux que je t'en offre une ?

LE PETIT-FILS : Non merci. Je n'ai pas envie que mes copains se moquent de moi.

RENÉ : Moi, mes copains ne se moquent pas de ma chemise.

LE PETIT-FILS : Parce que tu n'as pas de copains.

RENÉ : Tu n'es pas mon copain, toi ?

LE PETIT-FILS : Non. Je suis ton petit-fils.

RENÉ : Tu pourrais être les deux à la fois. En tout cas, tu ne te moques pas de moi.

LE PETIT-FILS : Non, parce que tu as toujours des chemises rigolotes.

RENÉ : Alors il faudrait que je t'offre plusieurs chemises rigolotes.

LE PETIT-FILS : Non merci.

RENÉ : Un jour tu regretteras cette décision, mon garçon. Aujourd'hui est le jour où tu as fait un choix qui marquera ta vie à jamais : celui d'abandonner le rire pour ne pas te distinguer.

LE PETIT-FILS : Tu fais encore mal à la tête ; je comprends rien.

RENÉ : Tu veux voir un dessin-animé ?

LE PETIT-FILS : Non. Je préfère parler avec toi. Est-ce que maman quand elle était petite elle mangeait des carottes ?

RENÉ : Pourquoi tu me demandes ça, mon garçon ? Tu trouves que ta maman n'est pas assez aimable ?

LE PETIT-FILS : Elle veut que je mange des carottes alors que je n'aime pas ça. Elle dit qu'il faut goûter sept fois avant d'être sûr qu'on n'aime pas.

RENÉ : Et tu en es à combien ?

LE PETIT-FILS : Trois.

RENÉ : Ta maman adorait les carottes. Mais Mamie et moi on ne l'a jamais obligée à manger ce qu'elle n'aimait pas. Elle détestait les navets.

LE PETIT-FILS : C'est quoi un navet ?

RENÉ : Si tu ne le sais pas, c'est parce que ta maman n'en fait pas, vu qu'elle n'aime pas ça.

LE PETIT-FILS : Et c'est quoi ?

RENÉ : C'est un légume. Ça ressemble à un morceau de gras elle disait.

LE PETIT-FILS : Beurk.

RENÉ : Non, c'est très bon. Je t'en ferais ce soir si tu veux. Tu verras, ça n'a pas du tout le goût d'un morceau de gras.

LE PETIT-FILS : Tu aimes ça, toi ?

RENÉ : Les navets ? Oui. Les morceaux de gras aussi, d'ailleurs.

LE PETIT-FILS : Beurk.

RENÉ : Mais je préfère les carottes.

LE PETIT-FILS : Beurk. Tu as une chemise avec des carottes ?

RENÉ : Non. Pourquoi ?

LE PETIT-FILS : Je croyais.

RENÉ : J'en ai une avec des lapins ; ça doit être pour ça que tu confonds.

LE PETIT-FILS : Ça ne se ressemble pas du tout, un lapin et une carotte.

RENÉ : Mais les lapins font penser aux carottes.

LE PETIT-FILS : Ou les lapins pensent aux carottes. Ça pense un lapin ?

RENÉ : Tu poses beaucoup de questions, mon garçon.

LE PETIT-FILS : Ce n'est pas bien ?

RENÉ : Si, au contraire ; c'est très bien.

LE PETIT-FILS : Ça pense les lapins ?

RENÉ : Je ne pense pas.

LE PETIT-FILS : Donc tu es un lapin ?

RENÉ : Je ne pense pas que les lapins pensent. Mais je pense.

LE PETIT-FILS : Tu penses quoi ?

RENÉ : Les bobos.

LE PETIT-FILS : Tu penses quoi sur les bobos ?

RENÉ : Non, c'était une blague.

LE PETIT-FILS : C'était drôle ?

RENÉ : C'est parce que "panser", c'est aussi le verbe qui veut dire faire des pansements. Mais ça ne s'écrit pas pareil.

LE PETIT-FILS : Je ne sais pas écrire, moi.

RENÉ : Je sais. Mais ça se dit pareil ; c'est pour ça que c'était drôle.

LE PETIT-FILS : Tu es bizarre, Papi.

RENÉ : Merci mon garçon.

LE PETIT-FILS : Pourquoi tu dis merci ?

RENÉ : Parce que je suis fier d'être bizarre.

LE PETIT-FILS : Ça aussi c'est bizarre.

RENÉ : Je sais. Mais j'espère pour toi qu'un jour tu seras bizarre toi aussi.

LE PETIT-FILS : C'est quoi un excentrique ?

RENÉ : Et bien c'est quelqu'un de bizarre justement. Pourquoi tu demandes ça ?

LE PETIT-FILS : Parce que papa il dit que tu es un excentrique.

RENÉ : Tu le remercieras de ma part.

LE PETIT-FILS : Parce que tu es fier d'être bizarre ?

RENÉ : Exactement.

LE PETIT-FILS : Est-ce que être un excentrique c'est comme la couleur des yeux ?

RENÉ : Tu as peur d'hériter de mon excentricité comme tu as hérité des yeux verts de ta mamie ? C'est tout ce que je te souhaite mon garçon.

LE PETIT-FILS : Mais maman elle a les yeux verts et ce n'est pas une excentrique.

RENÉ : C'est parce que tu n'es pas capable de le voir ; et ton papa non plus.

LE PETIT-FILS : Je sais très bien faire la différence entre le marron et le vert.

RENÉ : C'est l'excentricité de ta maman que tu n'es pas capable de voir ; pas ses yeux.

LE PETIT-FILS : C'est quoi l'excentriquité ?

RENÉ : L'excentricité, c'est le fait d'être excentrique.

LE PETIT-FILS : Et le fait d'avoir les yeux verts, ça s'appelle comment ?

RENÉ : Je ne crois pas qu'il y ait un mot pour ça.

LE PETIT-FILS : Pourquoi il n'y en a pas ?

RENÉ : Tu me poses une colle, là.

LE PETIT-FILS : Tu veux que je te donne un Coca-cola ? Mais je ne sais pas où tu le ranges Papi ; on est chez toi.

RENÉ : Non, je n'aime pas le Coca-cola ; peut-être parce que ce n'est pas du tout une boisson d'excentrique. J'ai dit que tu me posais une colle ; ça veut dire que tu me poses une question à laquelle je n'ai pas de réponse.

LE PETIT-FILS : Donc j'ai gagné ?

RENÉ : Ce n'est pas un jeu. Et si c'en était un, tu aurais perdu. Parce que c'est toujours mieux d'obtenir une réponse à ses questions que de ne pas en obtenir.

LE PETIT-FILS : Moi aussi je vais avoir l'egentrité ?

RENÉ : L'excentricité. Ce n'est pas une maladie, tu sais. C'est plus comme un super-pouvoir. Mais, malheureusement, je crois que tu ne vas pas l'avoir ; ton papa ne te laissera jamais.

LE PETIT-FILS : Papa il ne veut pas que j'aie des super-pouvoirs ?

RENÉ : Je ne sais pas. Mais, lui, il croit que l'excentricité c'est une maladie.

LE PETIT-FILS : Moi je veux des super-pouvoirs. Mais pas si, pour ça, il faut porter des chemises ridicules.

RENÉ : Pourtant, tous les super-héros portent des tenues ridicules.

LE PETIT-FILS : Mais aucun ne porte des chemises avec des animaux.

RENÉ : C'est parce que les chemises ne sont pas assez confortables pour aller sauver le monde.

LE PETIT-FILS : Donc, toi, tu ne sauves pas le monde.

RENÉ : Non. Je sauve juste ma propre vie.

LE PETIT-FILS : Tu la sauves de quoi ?

RENÉ : De l'ennui et de la médiocrité.

LE PETIT-FILS : C'est quoi la médocricé ?

RENÉ : La médiocrité ; c'est être aussi moyen que tout le monde. Être moyen, c'est être pile au milieu, pile au centre. Mais c'est nul ; ou, en tout cas, ce n'est pas assez bien. Alors dès que tu veux être mieux que ça, tu es obligé de sortir du centre. Donc tu deviens un excentrique. C'est ce que ça veut dire excentrique ; sortir du centre.

LE PETIT-FILS : Alors mon papa c'est un excentrique lui aussi.

RENÉ : Non, pas du tout. Ton papa est tout le contraire d'un excentrique.

LE PETIT-FILS : Mais mon papa c'est le meilleur. Et t'as dit que le meilleur il était pas au centre.

RENÉ : Tu as raison, mon garçon. Mon explication elle était trop simpliste. Ton papa, il peut bien sûr être le meilleur pour certaines choses : pour te faire des câlins, pour te construire des jouets, pour être ton papa, pour faire le riz, pour faire sourire ta maman, et pour plein d'autres choses. Il est le meilleur pour des choses que les autres admirent, et il admire les mêmes choses que tout le monde. Mais il a envie d'être normal, et il a envie que tu sois normal. Il n'a pas envie que tu sois bizarre.

LE PETIT-FILS : Excentrique c'est bizarre. Mais être le meilleur c'est pas bizarre.

RENÉ : Tu as raison. Être excentrique, c'est quand tu es prêt à être bizarre parce que les choses qui à tes yeux te rendront meilleur et rendront ta vie meilleure sont des choses que les autres vont trouver bizarres.

LE PETIT-FILS : Comme les chemises canard.

RENÉ : Comme les chemises canard, par exemple.

LE PETIT-FILS : Bah pour l'instant je ne pense pas que les chemises canard me rendront meilleur ; donc je ne suis pas un excentrique. On peut regarder un dessin-animé maintenant ?

RENÉ : Oui mon garçon. On va essayer de te trouver un dessin-animé un peu excentrique.

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