Gare de l'échappée

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C'est l'histoire d'une fillette qui voulait prendre un train,

La destination ? Qu'elle s'en moque tant que c'est ailleurs !

Hélas, ailleurs est un vaste, vaste mot. Sa course ne fait que débuter.

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  • Gare de Maupassant. Terminus de la ligne.

La voix grave du chauffeur grésille à travers les hauts-parleurs du bus. D’une main, il étouffe un bâillement tandis que les voyageurs descendent. Je fais profil bas et continue de coller l’ombre de la grande dame qui me précède. Celle-ci est bien trop absorbée par son téléphone pour remarquer la gamine accrochée à ses basques. De pâles mèches blondes chutent sur nos épaules respectives, les autres adultes doivent la prendre pour ma mère. Le plan se déroule bien, jusque-là.

L’air froid du matin me fouette le visage. J’apprécie ce vent de liberté tandis que j’avance à vive allure vers l’entrée. Je serre régulièrement ma petite valise au tissu bleu délavé contre ma poitrine pour me rassurer. Elle est mon seul point d’accroche hors des murs du couvent. Brrr. Rien que de repenser à cette prison aux faux airs de refuge me donne des frissons.

Je presse le pas.

Le hall principal fourmille d’activités. De nombreux voyageurs s’agglutinent autour des rares points de chauffage, des parents essayent de garder leurs enfants sagement assis sur leurs valises, les cafés et diverses boutiques proches ne désemplissent pas et des publicités colorées m’agressent la rétine.

J’observe le panneau indiquant les départs. Des noms de villes défilent sur l’écran au rythme des aiguilles de la vieille horloge maintenue au plafond par de solides câbles en acier. Quelques pigeons y sont accrochés et observent la foule à l'affût du moindre quignon de pain laissé sans surveillance. Les odeurs de viennoiseries d’une boulangerie titillent mon appétit. Le clochard quémandant une pièce provoque ma pitié. J’envie un bébé dorloté par ses parents.

Tant d’informations, tellement d’émotions. J’en ai le tournis.

Concentration. Ticket. Train.

Un guichet non loin fera l’affaire, je m’insère dans la file d’attente. Très vite, je commence à trépigner. Attendre m’exaspère ! La petite mamie devant se retourne pour me sourire. Elle demande gentiment où se trouve ma maman. Je réprime une grimace et pointe du doigt la dame du bus affairée au bureau de tabac. Elle souhaite engager la conversation, je rabats ma capuche et baisse la tête. Elle n’insiste pas et grommelle sur l’impolitesse des jeunes et des claques qui se perdent.

Je jette de furtifs regards aux passants, constamment dans la crainte de voir apparaître une robe noire de nonne. La tête ailleurs, je manque de me cogner au guichet. Un instant pour retrouver mon équilibre, un coup de main sur ma robe que je lisse machinalement, et juste assez de courage pour lever les yeux vers le vendeur.

  • Bonjour. Deux places pour Lille, s’il vous plaît.

Je passe quelques billets au garçon qui se terre au chaud derrière la vitre. Il encaisse l’argent et me donne les tickets. Je repars aussitôt vers ma mule occupée à s’allumer une cigarette sur le quai d’embarquement. Un regard sur mes tickets, elle patiente sur la mauvaise ligne. Ma figure grimace devant ce premier accroc dans mon plan.

Pas grave, on avise, pensais-je en jetant l’un des deux tickets dans une poubelle. Abandonnant mon éphémère famille, je m’aventure dans les passages souterrains pour réapparaître de l’autre côté des voies. Le train n’arrivera pas avant quelques minutes. Je me pose sur un banc gelé et tâche d’y calmer mes tremblements.

Mon cœur bat la chamade. Au moindre instant, une main autoritaire peut se poser sur mon épaule et me ramener au couvent. La dernière fois, j’avais été arrêtée dans le taxi. Cette fois-ci, je mise sur la foule pour perdre mes poursuivantes.

De la buée sort de ma bouche. Personne ne s’attarde sur moi, c’est bon, je reste invisible aux yeux du monde. Je retrouve mon calme. La valise posée sur mes genoux, j’ouvre la fermeture éclair fatiguée et y vérifie pour la quinzième fois que rien n’a disparu.

Il me reste un peu d’argent volé à cette sale chouchoute d’Angélique, quelques habits, des boîtes de conserve gardées après une collecte bénévole et mon vieux livre. Du bout de l’ongle, je gratte la première de couverture illustrant la grande place lilloise recouverte d’une épaisse couche de neige. Un ancien guide de la capitale nordique laissé par des pèlerins. Ma fenêtre sur le monde extérieur.

On s’agglutine sur le quai. Le train fait son entrée en gare. Après la peur, c’est l’excitation qui me grimpe aux joues. Je n’ai jamais été si proche de réussir ! Les wagons défilent, mon visage est fouetté par de violentes bourrasques tandis que les hurlements stridents des freins me forcent à me boucher les oreilles.

Enfin, les roues se figent. Les portes s’ouvrent. Je remonte en courant le quai vers l’une des entrées moins bondées et bondit à l’intérieur. Un air chaud m’y accueille. J’esquive les passagers et m’assoie sur le premier siège libre. Mon souffle se relâche.

J’y suis.

Un contrôleur passe en donnant des informations. Le train repartira dans quelques instants. Pas un seul d’entre eux ne me prête la moindre attention, j’apprécie cette indifférence. Au couvent, j’étais constamment surveillée par…

Sœur Gaëlle !

La poisse ! Cette teigne vient d’apparaître sur le quai. Je m’écrase contre le dossier et l’observe à la dérobée par la fenêtre. Haute de stature, elle n’hésite pas à barrer le chemin aux passants pour leur placarder une photo sur le nez. Si Dieu existe, qu’Il ferme ces foutues portes ! Le sifflet retentit, les battants entament leur fermeture. Un immense soulagement m’envahit. Je me redresse un peu plus, un peu trop. Les yeux sombres de la religieuse croisent les miens.

Une horrible grimace déforme son visage, je lui tire la langue, victorieuse.

Elle s’élance et passe... presque !

La moitié du corps coincé entre les deux portes, elle rouvre les battants à la seule force de ses bras et n’a que le temps de me voir sauter du siège.

Les cris du contrôleur sont écrasés par la voix sévère de Sœur Gaëlle qui lui ordonne de la laisser passer. Je remonte le train en catastrophe. Des larmes de frustration coulent sur mes joues. T’es trop bête, trop bête ! Ma valise cogne contre les accoudoirs, je renverse plusieurs affaires. On s’indigne, mais je suis déjà loin.

Me voici dans le wagon de queue. Des murs de verre stoppent net ma fuite. J’ai envie de hurler de rage.

Je me retourne lentement, fixant l’autre extrémité du wagon par laquelle va surgir à tout instant la créature du diable. Je prépare mon regard le plus méchant malgré les tremblements de frayeur qui secouent mes jambes.

  • La petite souris est prise au piège, sifflote une voix moqueuse.

Surprise, je tourne la tête vers un grand homme au visage sec assis à une table. Son fin menton est rasé de près, sa peau blafarde jure avec son large manteau noir comme le plumage des corbacs, mais ce sont ses yeux d’un jaune intense qui captent mon attention. Des yeux de loup.

Il lorgne sur moi, comme les visiteurs de l’orphelinat.

Je ne l’aime pas.

  • T’es qui, toi ?

Je veux paraître agressive, hélas, ma voix aiguë déclenche son rire froid et grinçant comme une craie blanche qui rayerait un tableau d’ardoise.

  • Moi ? Je ne suis qu’une modeste échappatoire.

Son doigt squelettique pointe la porte du wagon. Sœur Gaëlle vient d’apparaître. Dès qu’elle me voit, elle ralentit le pas, appréciant par avance les punitions à venir. L’homme poursuit, son timbre de voix a diminué d’un octave.

  • En échange, je veux ton nom.
  • Quoi ?!
  • Tic... tac... tu n’as plus beaucoup de temps, souricette.

Je ne comprends rien. Ma respiration s’emballe tandis que mon regard alterne entre le sourire mauvais de la nonne et celui glacial de l’inconnu. Sœur Gaëlle réduit la distance qui nous sépare en quelques enjambées. Ses larges doigts vont me saisir. Je me rappelle les claques, le bâton.

Hors de question qu’elle m’attrape.

Je ferme les yeux par réflexe et murmure un mot, un seul. Le corps tendu comme un arc, j’attends la punition, mais rien ne se passe. Rien ? Apeurée, je rouvre un œil, puis le second. Plus de bonne sœur, ni d’homme mystère.

Je suis seule.

De longues minutes s’écoulent sans que je ne bouge d’un poil. Ma respiration se détend peu à peu. Imperturbable, le train poursuit sa course endiablée.

Hésitante, je quitte le wagon de queue et passe dans ceux que j’ai traversé en courant. Personne. Mes ongles effleurent la moquette des sièges. Il y avait ce groupe assis là. Et un chien qui aboyait sous cette table. Même les porte-bagages sont vides.

  • Ohé ! Il y a quelqu’un ?

Pas de réponse.

Je remonte tout le train sans croiser âme qui vive. Je m’énerve, crie, rien à faire. Jamais je n’ai été si loin du couvent, mais je me sens plus prisonnière ici que dans le cloître à pénitence.

Le temps passe. Actionner l’arrêt d’urgence ne donne rien, la poignée a cassé net dans ma main. Par la fenêtre s’étendent cultures et pâturages vides de tout bétail. Pas un village, aucune voiture sur les routes, ni d’avions dans le ciel.

Vaincue, affalée sur une banquette, j’observe le plafond gris en serrant ma petite valise entre mes bras. Mes jambes brassent le vide, le voyage me berce. Une voix dans ma tête m’encourage à céder au sommeil.

Soudain, le noir envahit les lieux. Le train s’enfonce dans un vacarme assourdissant ! L’ambiance se métamorphose. Les lumières blafardes du wagon m’éclairent tandis que je bondis comme un félin. À peine ai-je le temps de m’habituer à la pénombre que le soleil réapparait, plus éclatant que jamais. Mon nez s’écrase contre la vitre alors que j’ouvre grand la bouche de stupeur.

Le paysage a changé !

Les rails ne coupent plus à travers champs, ils s’élancent au cœur d’un désert de dunes. Il n’y que du sable, à perte de vue. En pleine contemplation, je suis prise au dépourvu lorsque résonne une voix féminine.

  • Nous arriverons bientôt en gare. Veuillez regagner vos sièges.

Je sursaute, partagée entre la joie d’entendre quelqu’un et la peur de l’inconnu.

  • Où sommes-nous ? Qu’est-ce qui se passe ?!

Je m’égosille inutilement, elle m’ignore et énonce sur le même ton un brin ennuyé quelques règles de sécurité. Le train commence à s’élever, les rails s’enfoncent dans un mont rocheux. Ils décrivent une large boucle pour en atteindre le sommet, la course ovale me pousse contre le mur.

M’arrachant au paysage, je lance de nouvelles recherches de… de qui ? La cheffe de train ? La contrôleuse ? Une passagère ? Aucune idée. Si ça se trouve, Sœur Gaëlle est en train de m’étouffer et je délire. Alors que je fouille sous un siège, la femme s’énerve.

  • La passagère devrait m’écouter, à moins qu’elle préfère que je m’en aille.
  • Non !
  • Bien. Maintenant, tu t’assois et tu boucles ta ceinture.

Autant me dire de la fermer. Je gronde comme un chien en cage et obéis de mauvais gré. Comme s’il avait attendu ce geste, le train entame sa décélération. Je suis projetée en avant sous la violente impulsion, la ceinture me broie le ventre, ma valise vole à l’autre bout du couloir. Tout tremble et menace de céder alors que les freins hurlent à se rompre. Mes mains se cramponnent aux accoudoirs alors que je prie pour que ça s’arrête.

Le train se fige dans un ultime sursaut. J’ai du mal à me décrisper, à décrocher mes ongles plantés dans les accoudoirs. Les portes s’ouvrent. L’air brûlant du dehors s’engouffre dans le wagon.

  • Vous êtes bien arrivés, à votre bonne destination, chantonne la femme avec une pointe d’ironie. Prochain arrêt : village des chercheurs, terminus de la ligne.

Ma valise s’est ouverte, super. Je déboucle la ceinture en grinçant de douleur et vais regrouper mes maigres affaires, puis je quitte ce train de l’enfer. Sitôt les pieds sur le quai, la rame se remet en mouvement.

Le vent me tient compagnie tandis que je remonte prudemment des rues pavées désertes de toute vie. Pas plus de gens ici que dans le train, pourtant, le village ne paraît pas abandonné.

Qui prend soin d’arroser les plantes ? Je rase de larges murs de pierre et trouve une petite place isolée. Quelques tables sont installées dans un coin et une fontaine chantonne en son centre à l’ombre d’un olivier. Prenant soudainement conscience de ma soif, je cours m’y rassasier.

L’endroit n’est pas désagréable.

Je m’approche d’une porte et toque par réflexe. Aucune réponse, j’entre. C’est une petite maisonnette avec une salle principale et une chambre sur un demi-étage accessible par une échelle. Je jette ma valise sur la table ronde installée au milieu de la pièce de vie et m’assoie en tailleurs dans le seul fauteuil présent.

Il fait bon ici, plus frais qu’à l’extérieur. Les mains sur mes cuisses, je scrute la cuisine, les planches de chêne qui maintiennent le plafond... Dans un bon livre, c’est à ce moment qu’un guide viendrait m’éclairer, peut-être la dame du train.

Évidemment, rien ne vient. Ça commence à être une habitude.

Le temps passe, la luminosité baisse, mon ventre gargouille. Pensive, je m’arme de mon fidèle ouvre-boîte et ouvre une conserve de haricots. Faisant fi des bonnes manières, j’y plonge deux doigts et m’apprête à entamer mon repas lorsque j'entends des bruits de pas cognant sur les pavés de la place.

Je bondis sur mes pieds et me précipite vers l'extérieur. Quoi qu'il se passe ici, je compte bien trouver des réponses !

J'ouvre la porte, le coeur battant.

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