Une soirée parmi les puissants

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Ici, c'est Las Vegas. On y croise de tout ; de l'action, du jeu, du désir.

Qu'on soit des puissants ou des petites gens, chacun tente d'y faire sa vie.

Plongez le temps d'une nuit dans les intrigues de la ville des possibles.

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C’est le crépuscule. Accoudée au luxueux balcon de ma suite à l’Immortalis, j’admire les derniers éclats solaires avant que les néons de Las Vegas ne prennent le relais. Je ne me lasse pas de ce magnifique spectacle, perchée dans les hauteurs de cette ville que j’exècre.

Mes doigts aux ongles finement entretenus tapotent le marbre importé des terres grecques. Je bous d’impatience. Tout est fin prêt pour accomplir ma vengeance. Mes blessures sont à peine refermées, il est temps pour mes anciens bourreaux de subir mon courroux.

Un son parasite me tire hors de mes pensées. Un sourire se dessine sur mes lèvres tandis que je retourne m’asseoir sur le gigantesque lit trônant au centre de la chambre. Ma main remonte d’une caresse les courbes sous le fin drap de coton. Mon hôte ne manque pas de goût, l’évidence même vu qu’elle m’a choisie parmi tous ses prétendants. Je lui chatouille le cou, elle entrouvre les yeux et grommelle d’une voix étouffée.

« Fiche le camp.

  • Que de vilains mots, Iris, me moquais-je en saisissant une mèche de cheveux aussi pâle que l’aurore.
  • Tu as gagné, je m’incline. Laisse-moi dormir. »

Iris couvre ses yeux de son avant-bras et relève le menton pour m’offrir sa gorge en signe de soumission, puis s’étire en poussant un long miaulement. Le tissu peine à la cacher toute entière. L’invitation est tentante et j’y aurais volontiers cédé. Hélas, je suis attendue.

Je l’embrasse tendrement sur la joue, elle essaye de me voler un baiser, mais je m’esquive sur un rire provocateur. Son regard se fait ombrageux, elle n’a pas pour habitude qu’on lui résiste.

« Reste-là !

  • Un contre-ordre ? Ciel ! Dois-je m’attendre à des représailles ?
  • C’est une probabilité que tu devrais sérieusement considérer, gronde-t-elle en se redressant sur ses coudes.
  • N’essaye pas de jouer au bourreau, j’ai connu bien pire que toi.
  • Apprécie donc la chance que je t’offre !
  • C’est toi qui devrais te vanter de m’avoir à ton bras ! »

Je la titille en m’habillant d’une exquise tunique prise dans sa garde-robe. Il y a là assez d’habits pour vêtir tous les pauvres des bas-quartiers, et assez de richesses pour rebâtir leurs maisons. Je grince des dents en serrant la ceinture autour de ma taille. Quel gâchis. La lanière de cuir noir signe la parfaite jonction entre la longue robe ouverte aux reflets vert émeraude et ce fin chemisier nacré un brin provocateur.

Surveillée par mon hôte, je fends la pièce d’un pas altier et m’assoies à la coiffeuse. D’un peigne, je mate ma chevelure rebelle jusqu’à forcer les mèches blondes aux reflets électriques à s’aligner en arrière. Satisfaite, je me coiffe d’un coûteux diadème à l’effigie d’un phoenix en plein envol. Quelques coups de pinceaux sous les yeux et sur les lèvres, j’ai tout l’air d’une reine à présent.

Face au miroir, je me contemple, lèvres pincées. Il manque quelque chose… Ah ! J’attrape une cape que j’accroche autour du cou, couleur gris acier. Le tissu recouvre mes épaules à l’image d’une armure.

« Où espères-tu bien être acceptée ainsi vêtue ? questionne ma belle avec curiosité.

  • J’ai à faire un tour sur la grande avenue. »

Mon ton est plus sec que je ne l’aurais voulu. La tension monte, je peine à garder ce flegme qui sied tant aux élites. Trop concentrée sur mon reflet, je remarque à peine les bras qui m’enserrent.

« Fais attention à toi, Rell. Ce n’est pas parce que tu ne vois pas le danger qu’il n’est pas réel. Quand tu quitteras mon hôtel, je ne pourrais plus te protéger.

  • Qui a dit que j’avais besoin de protection ?
  • Moi. »

Elle resserre sa prise en parlant d’une voix mortelle. Je vacille, mais reste droite. Je l'entend soupirer alors qu’elle me relâche, se désintéressant soudain de ma présence. J’enfile une paire de gants fourrés et quitte les lieux sans un regard en arrière.

z - z

Je quitte l’imposant hôtel et me retrouve soudain à l’air libre. Un vent frais remonte la grande avenue et vient me frapper de front, porteur de sombres menaces que je balaye d’un geste de la main.

« Taxi ! » crié-je sans attendre plus de dix secondes pour voir une sinueuse limousine s’arrêter devant moi. J’y pénètre et indique les gratte-ciel accueillant clubs et casinos rutilants. Je pose une liasse de billets à côté d’un présentoir abritant des bouteilles hors de prix. Le chauffeur n’y prête qu’un bref regard, avant de couper par la voie centrale habituellement réservée aux gens de la très haute.

Il ignore soigneusement les gouttes de sang qui traînent dessus. Il ne veut pas savoir. Il n’y croirait pas de toute façon.

J’observe par la vitre teintée la vie nocturne en train de se mettre en branle. Je reconnais plusieurs malfrats choisissant leurs victimes, quelques vieux riches en quête de sensations fortes, et de nombreux visage curieux qui cherchent à découvrir qui remonte si pompeusement la grande avenue.

Après un temps de réflexion, j’avale le contenu d’une petite fiole. Le goût est âcre, à vomir même, mais j’ai l’habitude. Ayant calculé le trajet en conséquence et après avoir bu, nous nous arrêtons devant un grand tapis rouge menant à l’Or-vert, un casino accessible uniquement sur invitation. J’ouvre la porte de la limousine avant qu’on ne le fasse pour moi. Le majordome hésite devant mes manières, je le repousse tant du bout de l’ongle que de mon regard noir, avant de m’afficher de toute ma taille. Les regards se braquent dans ma direction, pourtant personne n’ose me regarder dans les yeux. J’en reconnais certains, qui me prenaient jadis de haut lorsqu’ils allaient faire leurs petites excursions par chez nous. Comment auraient-ils pu voir en moi cette rebelle bagarreuse des bas-quartiers ?

Un gorille en costume trois pièces s’interpose. Il demande mon droit de passage en silence. Lentement, je sors une carte dorée de mon gant à l’effigie de l’Immortalis. Ma belle ne verra pas d’objection à ce que je la lui emprunte. Devant moi, le gardien s’écarte alors sans autre cérémonie. Je range la carte d’un geste ample qui vise à cacher une petite bosse sous ma robe, qui pourrait lancer une série de questions déplaisantes.

Une forte agitation règne au sein de ces riches salles. Je progresse d’un pas rapide, ma cape vole dans mon dos. Entre ces murs, tous mes sens se retrouvent sollicités, agressés. Pas de lumière naturelle ni de repères. Je deviens un point dans la foule, me berce au gré des vagues humaines, garde difficilement le cap jusqu’aux bars où la tempête se calme pour laisser place à une ambiance plus intime. Je détaille les lieux, souris en trouvant mon objectif : une riche porte taillée dans les bois blancs de l’ouest canadien, avec deux gardes pour dissuader tout visiteur impromptu de s’approcher.

Le barman m’apporte une boisson des plus coûteuse, cadeau de la maison. Je la descends d’un trait sous le regard choqué du playboy et repart aussitôt.

Arrivée devant la porte, l’un des vigiles se prend l’idée de m’arrêter. Son collègue pose alors une main sur son épaule.

« Laisse-là passer.

  • Mais… On ne la fouille même pas ?
  • Fais-moi confiance sur ce coup. »

Premier passage sensible. Je reste droite et immobile, ma main tripote mon atout sous la robe, j’attends. Celui qui voulait me stopper hésite, puis se pousse finalement. Le second échange un bref regard avec moi. On oublie pas d’où l’on vient.

J’entre.

z - z

À l’intérieur, l’ambiance est radicalement différente. Il y a moins de dix invités ici, pour trois fois plus de serviteurs. J’inspire lentement, voici donc la très haute société de Las Vegas. Je progresse, méfiante. Quelques visages me parlent, je réalise difficilement l’étendue des pouvoirs rassemblés. Pour le moment, deux seuls m’intéressent, je les trouve en retrait, discutant tranquillement à l’abri derrière une horde de gardes.

Encore invisible pour le moment, je vais m'asseoir non loin. Une serveuse aussi discrète que sublime m’apporte une timbale de nectar relevé de lys blanc. Je note l’emblème de l’Immortalis tatoué sur son épaule et souris en acceptant l’offrande. Ma boisson préférée, un hasard de toute évidence.

Je bois une gorgée en détaillant le couple. Le premier est Duncan Castel, un homme terriblement influant dans tout ce qui se trame à l’ombre de Vegas. Il règne sans partage, craint et respecté tant par ses ennemis que ses amis. La seconde est bien plus intéressante à mes yeux. Hélya Karel, celle que l’on surnomme tristement la bouchère du ghetto. Une femme de pouvoir prête à tout pour parvenir à ses fins, dont le passé est parsemé de cadavres.

Mon ouïe affutée parvient à capter la conversation. Hélya vante son nouveau produit. Elle va vite déchanter.

« Mon cher, cet accord serait profitable à nos deux parties. L’élixir est un don que seul un imbécile refuserait. Or, de toute la cité, vous êtes bien le seul qui me persuade de ne point en être un.

  • Ma Dame, me flatter est inutile, croyez-bien que tout ce qui existe pour flatter l’ego m’a déjà été servi. Allez droit au but, ou partez. »

Une jambe croisée sur l’autre, Duncan pose la tête sur son poing fermé, visiblement ennuyé de cette conversation. La flamboyante rousse avec qui il discute remet en place sa broche d’un geste calculé. Quant à moi, je maîtrise à grand-peine mes tremblements de rage. Rien que de l’entendre vanter l’élixir me place à la limite de mon self-contrôle. J’en sais plus que quiconque sur les ravages de ce poison.

« Cessez de me tourner autour comme l’un des innombrables vautours polluant ma ville. Combien pouvez-vous m’en livrer en un minimum de temps ?

  • La première cargaison est déjà arrivée à vos entrepôts, à titre de généreux cadeau.
  • Voilà qui est mieux, se satisfait Duncan. Vous n’usurpez pas votre réputation d’avoir toujours un coup d’avance.
  • Non, pas toujours. »

Je m’impose sans m’annoncer, mes mots trahissent mes pensées. Je deviens le centre de l’attention en un éclair. Un sourire s’étire sur mes lèvres en voyant Hélya tressaillir.

Elle fait un signe rapide à ses sbires qui me foncent dessus. Raté, c’est moi qui possède un coup d’avance maintenant. Je repousse une chaise d’un coup de pied anormalement fort. Elle percute ses hommes dans un craquement sinistre d’os brisés. Ceux que j’ai raté s'essayent aussi à me plaquer au sol, mais je suis plus rapide, et une seule pression de mes doigts suffit à briser leurs poignets.

Dame Karel se relève d’un bond, le regard mauvais. Duncan se penche en arrière, mains jointes derrière le crâne. Il observe la scène d’un sifflement intéressé, j’y détecte même une pointe d’amusement.

Mes yeux me brûlent, je déploie toute ma volonté pour contenir l’énergie destructrice de l’élixir.

« Regardez donc, seigneur Castel, tente de rattraper Hélya à son avantage. L’élixir tend à décupler les pouvoirs de ceux qui en profitent, certes au prix de leur santé mentale, mais tout a un coût. Certains ne sont alors… qu’en sursis. Comme cette impertinente fillette, finit-elle en me renvoyant mon regard meurtrier. »

J’avance d’un pas tandis qu’elle sort un revolver de sa poche.

« Tu vas crever pour tout ce que tu nous a fait ! Combien d’années, Hélya ? Combien de vies sacrifiées pour tester tes drogues sur les laissés-pour-compte ? À accumuler les cadavres pour affiner ta production ?

  • N’es-tu pas reconnaissante, Rell ? De ce pouvoir que je t’ai offert ? »

Agacée par mon intervention, Hélya affiche alors un sourire froid et calculateur. Même avec la menace que je représente, elle poursuit ses négociations avec Duncan.

« Mes produits sont d’une qualité exemplaire. Le reste n’est que broutille quand j'atteins mes objectifs. Cette ingrate ne mérite même pas notre attention. »

Enragée, je sors alors mon arme secrète de sous ma robe, que j’avais attachée à ma hanche. Une capsule d’un gaz hautement concentré. Hélya devine à la couleur bleue ce que je tiens, et réalise alors mon plan, peut-être trop tard, pour nous tous.

« Maîtrisez-la ! Il ne faut pas qu’elle la brise ! »

D’autres séides m’agressent, mais la force de l’élixir coule dans mes veines. Un à un, je les abats de mes poings ensanglantés, insensible à la douleur. Ma cape est arrachée, ma robe est fichue.

Hélas, mon esprit, lui, commence à céder. Je tourne lentement sur moi-même, comme perdue. Les traits d’Hélya semblent se dessiner sur chaque visage. Un coup me frappe au dos, je riposte, avec les dents même.

Les gens prennent la fuite, leurs maîtres s’éloignent tranquillement, ils ne doivent pas montrer de signes de faiblesse, même dans cette situation critique.

Duncan s’est relevé. Son regard attrape le mien, une lame apparaît entre ses doigts gantés. Il n’hésitera pas à m’achever si je perds le contrôle. Au milieu de tous ces fuyards, je repère Hélya qui elle aussi tente de s’échapper. Elle croit que je suis la même petite fille apeurée qui se laissait dépasser par l’élixir jadis. Mais je ne suis plus cette enfant. J’ai grandi. J’ai appris énormément.

Je chasse la colère et récupère progressivement la maîtrise de mes émotions. Mon corps cesse de trembler. Je lui donne une conduite à tenir, la mienne. Je bondis, droit vers Hélya. J’ouvre le poing, les ongles comme des griffes. Je m’apprête à transpercer la sorcière, mais Duncan s’interpose.

Il dévie mon coup, tourne élégamment sur lui-même pour accompagner mon mouvement. Nos mains se joignent, il me fait virevolter, toujours souriant. Nos corps se retrouvent enlacés. J’en suis si surprise que je lâche la capsule d’élixir qu’il attrape adroitement.

Les gens arrêtent de courir en le voyant prendre le contrôle de la situation alors que je me sens irrésistiblement séduite par ce monstre en puissance.

« Dame Rell, est-ce bien ainsi que vous vous appelez ?

  • J-je…
  • Il vous aurait suffi de mander ma présence, j’aurais accouru à l’annonce de votre beauté sauvage. Vegas n’a pas de joyaux à votre mesure.
  • J’étais venue pour tous vous tuer. Vous devriez me craindre, réussis-je à articuler sans plus vraiment y croire moi-même.
  • Oh, ne vous inquiétez pas. Je vous crains autant que l’on craint une rose, si délicate soit-elle. Il ne reste qu’à se méfier de ses épines. »

Nous faisons encore quelques pas de danse. Le temps semble s’être arrêté à sa demande. Je ne serais pas surprise qu’il possède ce don également. Les autres puissants de la cité sont revenus assister à notre ballet, tantôt curieux ou amusés, tous contrariés de découvrir l’apparition d’un nouveau membre dans leur cercle très privé.

Nous finissons par nous arrêter. Duncan garde mon bras accroché au sien, ce qui ne me déplaît pas. Ensemble, nous nous dirigeons vers l’extérieur et la grande avenue pour prendre l’air.

Sur le chemin, nous croisons Hélya. Je m’assure qu’elle sache que dorénavant, elle devra faire avec moi. Cependant, il y a une autre personne que mon soudain rapprochement avec Duncan dérange fortement. Iris est venue en personne, alertée des événements qui se déroulaient au prestigieux casino. Elle tique en me voyant ainsi accompagnée, mais ne dit rien. Pas même l’élue de l’Immortalis n’est assez folle pour contrarier le maître de la cité dans sa propre demeure.

Bah, je lui expliquerai en temps voulu. Je profite de cet instant qui marque mon ascension à Las Vegas. Ils apprendront à me craindre.

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