Promenade verticale
Quelle absurdité ! Fringard ne comprenait pas pourquoi ce foutu barde s'échinait ainsi.
Si, à la place, il y avait cette blonde un peu guindée qui s'évertuait à le réanimer avec la même passion, il serait déjà debout. Dans tous les sens du terme !
Mais il était probable que la jolie noble ne souhaitait pas trop l'approcher. Après-tout, il ne ressemblait plus vraiment à grand-chose. Juste un tas sanglant coincé dans une armure mal rafistolée ; tout au plus un homme, brisé, déchiqueté, peu glorieux. Et plus du tout le dieu vivant, l'as du plumard, qu'il était il y a peu...
À défaut, il aurait préféré qu'à la place de l'encombrant chanteur ce soit éventuellement cette servante aux yeux globuleux qui s'attèle à sa réanimation. Bon, la gueuze paraissait un peu étrange, mais passable.
Quelle pitié ! songea-t-il. Toute cette scène : ce trouvère acharné, cette marquise dégoutée, sa suivante... grisâtre – un peu trop d'ailleurs... bizarre –, ce centaure, tout juste bon à l'abattage et enfin ce carlin, gisant, aveugle et glougloutant. Tout cela ne valait plus la peine de s'attarder.
Le chevalier préféra s'en aller.
Il faisait beau, mine de rien. Les petits oiseaux voletaient, chantants, les arbres roses ondulaient, charmants, le vent murmurait, caressant.
Alors Fringard s'envola… flottant.
Il dépassa les cimes bonbon, accompagné d'une volée d'oiseaux lombrics. Les lueurs vespérales rendaient la canopée presque violette, à la limite fluorescente. Joli, sans doute, pour une meuf, ajouta-t-il mentalement.
Au loin, quelques géants – une famille probablement – s'adonnaient à une petite déforestation de soirée. Ils mangeaient les arbres comme on déguste des brocolis. C'eut été mignon s'ils avaient une taille normale – voire légèrement hors norme, entre l'orc et l'élan – mais comme ils avoisinaient le volume d'une église de village, leur cueillette prenait des allures de cataclysme et de ravage.
Fringard soupira, sans expirer d'air, bizarrement. Il ne s’en étonna guère, mettant cela sur le compte du début de soirée, et repartit vagabonder.
Le soleil déclinait comme on part se coucher. Il était lui-même fatigué, pourquoi ne pas se reposer ? La vie lui semblait, au fond, si fatigante.
Le chevalier, léger comme un zéphir, se sentait attiré par l'astre à l'éclat mourant. Il avança, attiré comme le papillon tombe amoureux de la lampe à huile.
À mesure qu'il progressait, il lui sembla que l'astre se réduisait peu à peu en un fin puits de lumière dans lequel il fonçait. Il traversa ce tunnel dont les parois évoquaient une fresque représentant le paysage forestier, comme si le décorum qu’il arpentait avant n’était en fait qu’une illusion.
Au bout, son objectif étincelait de beauté, comme une grand bal qui n'attendait que lui. Fantastiquement attirant. Fringard s'y laissa porter, en prince d'une nuit.
Au cœur du phare incandescent, quelques silhouettes, se découpant sur l'éclat qui leur faisait fond, lui firent signe.
Le preux reconnut des gens qu'il connaissait, même des gens de sa famille. Et il lui sembla même... mais oui ! il s'agissait bien de sa ...
— Hé là-bas, qu'est-ce que vous faites ? Z'allez où ? fit une dame en rose, croisée – presque bousculée – dans le tunnel métaphysique.
— Euh... excusez-moi, fit le chevalier ailé, contrarié en plus d'étonné. Mais je vais où je veux !
— Je ne vous excuse pas mon petit vieux, fit la femme à élytres, qui avait tout l'air d'être une grande fée rose. Vous foncez, genre comme ça, pressé de mourir !
— Mourir, comment ? J'allais à cette auberge pleine de lumière, j'ai cru voir des amis et ma...
— Oui ! des amis morts, c’est clair, et réunis, abusant de pichets d'ectoplasme ! fit la fée de taille humaine, ce qui en soi était effrayant. Une bande de soulards limbiques !
— De quoi ? des sextos plasmes ? Et vous osez les traitez de... morts ? Et de soulards d'alambique ?
— Presque... dit-elle, oscillant entre mépris et amusement. Regardez. C'est, genre, la mort votre auberge !
— Pardon, mais si vous en connaissez des plus animées, tant mieux pour vous ! Moi j'file dans celle-ci. Et ça n'a pas l'air mort du tout, vu d'ici. Y a plein de monde, plein de lumière. Grosse Ambiance. Grosse teuf, allons-y !
— Percutez rien, vous...
— Mais...
— Bon ! L'armuré, le toisa-t-elle. Allez. Regardez-vous.
— Quoi ?
— Décrivez !
— Hum... beau mâle, musclé, classe, ténébreux, immortel (la fée pouffa) et guerrier légendaire, mais depuis peu.
— Je vois, je vois, fis la voltigeuse, l'air intéressée. Puis je tâter de vos... bras énormes, cher preux ?
— Mais faites donc, ma belle. Je n'aime guère les fées d’ordinaire, mais je vais faire une exception pour une cartache dans votre genre, clama-t-il, le regard aspiré par son décolleté.
— Appelez-moi Fée-Love, continua-t-elle, en s'approchant.
— Fée-Lo... Attendez, ça me dit quelque chose ! fit Fringard envahi de souvenirs un peu trop roses.
— Oui c'est normal, mon beau, susurra-t-elle en faisant mine de lui tâter le biceps.
— C'est trop mièvre pour que je m'en rappelle, bah ! On dirait des souvenirs de gonzesse ! Vite ! touche mon biceps, ça ranimera ma virilité !
— Bien sûr ! fit-elle, caressante. Oh !
Sa main venait de traverser le bras musculeux, le réduisant en une pâle volute couleur chair. Le héros s’exclama, troublé :
— Horreur ! Ma virilité !
— Tu fais erreur – On peut se tutoyer, non ? Se laisser traverser par quelqu’un, c'est plutôt intime –, t'es pas devenu moins costaud ou moins macho, non ! C'est juste que t'as plus de corps, mon gaillard. T'es mort !
— Moi ? Mort ? inacceptable !
À ces mots, la silhouette éthérée de Fringard se brouilla. Puis s'assombrit.
— C'est comme ça, hein... C'est, genre, la vie ! clama Fée-Love, fataliste.
— Non ! C'est la mort ! Mais... pourquoi ? Les quatre... non... euh... cinq .... – oh et puis merde ! – une armée de dragons n'a pas réussi à m’égratigner. Mais une poignée de clébards bavards arrivent à me crever ?!
Le revenant n'en revenait pas. Lui ! Mort ? Et cette fée gargantuesque qui le toisait, suffisante, ne semblait être nullement endeuillée.
« Personne n'est triste, personne ne pleure ? Où est mon corbillard, mon oraison, mon fossoyeur ?»
— Tu serais pas un genre de poète ? lâcha la titanesque bestiole, en inspectant ses ongles iridescents.
— Oui, bon... bref... Mais alors qu'est-ce que je fais ? demanda-t-il, déliquescent.
— Oh là, je suis pas ta mère, chou-valier. Je ne suis que Fée-Love. Je crois que t'as que deux options : soit tu files vers "l'auberge", mais personne ne sait exactement ce qu'il y a dans la lumière. Car personne n'en est jamais revenu... Oui je sais, ça à l'air sympa comme ça, mais c'est peut-être un genre d'illusion et derrière ce serait un style d'enfer, où on cuit tes tripes pour te les faire bouffer, où on t’arrache chaque poil du corps, genre, à la pince à épiler...
— Soit... ?
— ... Même qu'une fois, avec Fée-Crampe, on a jeté des cailloux dedans. Pour voir. Mais les gens à l’intérieur, ils ont, genre, pas aimé. Et vlan ! Ils nous l'ont renvoyé ! Mais il était devenu tout...
— Soit quoi ? Intervint Fringard d'une voix spectrale.
— Hé doucement, mon beau... Ben, soit tu restes ici, avec moi, ou tu vas voir tes restes et tes potes brisés en aval. J'te préviens, la plupart des revenants qui décident de camper dans les environs finissent par s'emmerder grave. Alors ils hantent des châteaux pour s'occuper, c'est d'un triste...
— Quoi ? C'est tout ?
— C'est déjà pas mal. L'histoire peut s'arrêter là, non ? Ce serait une nouvelle, genre. Un livron.
— Et, "genre", il n'y a pas une troisième option ?
— Bon... peut-être que pour toi... c'est un peu diffèrent, après tout. Bon... L'histoire dit que tu aurais un pouvoir mystérieux à élucider. Excitant, non ?
— Quelle histoire ? Quel pouvoir ? Merde !
— Oh, on se calme, le preux. Tu vas comprendre, Mais ça va demander (genre) quelques explications...
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