La nuit, il fait noir
Ce n'est pas ton monde !
Voilà ce que criait le cerveau le plus réfractaire d'Octine. Celui qui râlait tout le temps, en regrettant l'époque bénie où ils arpentaient les océans.
Une lutte intérieure débuta. Ça débattait à tout va entre qui voulait dormir, qui pleurait le membre disparu, qui voulait retourner à la mer, qui était révolutionnaire, qui s'en foutait, qui dormait encore et qui n'avait rien comprit.
La cheffe, la tête la plus pensante, l'élue d'une démocratie plus que douteuse régla bien vite la question. C'est Louise qui l'a dit, il faut le faire ! Et que ça saute !
Les organes cérébelleux se coordonnèrent à nouveau. Octine dressa un tentacule hors de sa robe, humant l'air de ses ventouses palpitantes.
Une odeur d'humain à l'haleine fleurie avait laissé une piste olfactive flagrante. Alors, bravant les ombres, la servante servit et s'engouffra dans la forêt, s'éloignant de la lumière.
Au même moment, Piroulette revint dans celle-ci, manquant de très peu sa pisteuse.
— Saperlipopette, mon feu a flétri ! Serais-je partis trop longtemps ? s'exclama-t-il, suivant sa fâcheuse habitude de parler à la cantonade, car il s'efforçait de croire qu'un public était toujours là, tapi dans l'ombre, près à surgir pour l'acclamer.
Or, hormis quelques éventuels êtres extradimensionnels qui suivraient ses aventures – une pensée ridicule –, force était de constater que ses seuls spectateurs consistaient en des corps endormis et quelques chauves-souris.
Il s'assit près du feu et se perdit dans la contemplation des flammes rougeoyantes.
La buche craquelant lui rappela un être cher.
« Mère, bientôt je vous rendrai fier, j'ai à présent vécu mille choses déraisonnables, suivi à la trace un homme vertueux et aventureux, tuant dragons, chiens et – c'est tout je pense –, j'ai même réussi à faire un feu. Ce n'est pas rien, mère... Et bientôt, je...
— « Il y a... » fit soudain une voix s'élevant d'outre-tombe, or le barde n'était pas homme à se laisser interrompre, donc il insista :
— Je disais : bientôt, je composerai une gigantesque fr...
— « Il... y a... trois sort... »
— Bon ! Vous avez fini ? On n’interrompt pas les gens comme cela, surtout en pleine nuit quand tout le monde dort ! Qui parle ? Quels sorts ?
— « Il y a... trois sortes... d'hom...
— Mais pardon ! Ne finissez pas cette phrase ! Sortez de votre cachette !
Cherchant en tous sens, Piroulette finit par percevoir que le murmure émanait d'un point éloigné du feu. S'y avançant, le trouvère trouva : un chien mort.
— Pff, inintéressant... clama-t-il, déçu. J'espérais mieux !
— « Il y a trois... sortes d'hommes... Les vivants... les...
— Ecoutez, si vous me dérangez en plein monologue pour ne même pas finir vos phrases...
— ... les morts, et... ceux... qui vont sur la Mer... »
— Je vois... Une sombre citation d'une époque périmée... Il faut vivre avec son temps, mon vieux ! En tout cas, On peut dire que vous êtes un chien résistant, vous.
— « En toute chose, c'est la fin qui est essentiel... »
La forme de Fringard se confondait avec l'ombre des branchages. Il se faisait passer tour à tour pour un buisson bruissant, suivi d'un chevreuil bondissant, avant de se glisser dans les orties tel un blaireau sournois. Indifférent à la douleur, il observait, nyctalope, cette belle silhouette de salonnière. Ses canines, encore fichées dans sa lèvre inférieure, semblaient frémir d'impatience.
À part susurrer dans les ombres en la mi-ouvrant, il n'avait hélas plus beaucoup de marge d'ouverture pour sa bouche. Mais à défaut d'un gosier béant, le vampire avait de la ressource et planifiait méticuleusement son plan de succion : il enfoncerait son menton désormais pointu dans la palpitante jugulaire et se servirait de ses dents comme d'une paille pour tout en extraire.
La douce pucelle, bravant l'obscurité sans y penser, allait bientôt tomber dans son escarcelle. à lui son sang, son fin cou blanc et ses... et c'est tout ! Les autres choses du corps lui paraissaient tellement fades désormais, qu'il les trouvait même dégoutantes.
Car seul comptait le sang.
Il entendait d'ici battre son cœur : bou-bou-boum, bou-bou-boum... bou-bou-boum... ? Comment ça bou-bou-boum ? s'interrogea-t-il. Un cœur n'est pas censé faire bou-boum ?
Mais sa soif intérieure trancha : tais-toi, suce la !
Il bondit, tel le crotale, délaissant ses orties, pour atterrir sur la donzelle. Son corps menu s'effondra sous son poids de brute. Elle n'offrit aucune résistance et même paraissait plutôt molle.
Font pas de sport dans leurs palaces ? songea Fringard, cherchant l'aorte juché sur la servante qui ondulait effrontément, souple comme une contorsionniste. Il n'avait cependant pas le loisir de s'intéresser à ses prouesses serpentines et préféra, d'un rapide coup de menton, perforer sa peau marbrée.
Étonnement, le sang qui en jaillit semblait bleu. Une noble ? s'écria-t-il intérieurement, encore plus excité, avant d'enfoncer ses canines plus profondément. Il trouva son gout assez prononcé, pas mauvais, entre fer et cuivre, mâtiné de cobalt et d'une pointe d'or, vu les origines évidentes de la donzelle.
Sa nausée le reprit pourtant aussitôt. L'idée fugitive que rien n'empêchait un vampire de souffrir de gastro-entérite l'effleura, mais fut vite emportée par le malaise puissant qu'elle tentait vainement d'expliquer.
Il sentit juste après les bras et les jambes de la pucelle s'enrouler progressivement autour de lui. S'enrouler ? s'inquiéta-t-il. Et combien peut-il y en avoir ? ajouta-t-il, surpris de sentir l'ensemble de son corps se faire engloutir dans d'imposants bourrelets ondulants.
Quand le mordant se retrouve soudain mordu, c'est toujours surprenant (dit le loup à la biche enragée).
D'autant plus quand ladite morsure insinue un poison incapacitant, qui fait le succès des octopus du monde entier depuis la nuit des temps.
Fringard sombra lentement, à la fois étouffé, paralysé, écrasé dans l'embrassade mortelle.
Entre les tentacules boursoufflés, l'engloutit vit apparaitre l'ombre de son barde : « Cher héros, l'un de ces viles canidés à survécu et il... » avant de s'écrier « ... Oh, mon dieu ! Mais vous êtes dégoutants ! Un peu de pudeur, que diable ! » en s'éclipsant rapidement, pour retourner devant le feu qu'il n’aurait jamais dû délaisser.
Le héros, deux fois vampirisé, lui tendit alors une main désespérée, avant de disparaître dans le néant. Encore.
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