Crimes et bloblotements
Les promeneurs et les monstres qui hantaient ces forêts aimaient comparer la hutte de Rubulubulle-bulle à une gigantesque courgette tordue, voire un concombre mutant, ensorcelé pour plaire aux géants. Sans conteste, un endroit des plus charmants.
Piroulette, à cheval sur son attelage sans chevaux, miaula :
— L'intrépide héros file sur ses montures humaines, et nargue l’étrange hameau où l'horreur semblait reine... Attendez, je crois que d'instinct j'ai parlé en alexandrins !
— Hin hin, c'est ça ! On y est presque ! proclama Duménil, réprimant une furieuse envie de fouetter sa progéniture pour accélérer. Barde, bordel, arrête de composer ! Et demande à ton ami s’il voit toujours les six reines, là derrière !
— Il se repose, l’ami ! Le fier Piroulette peut néanmoins te répondre : Il semblerait que les blanches donzelles soient semées, parties, envolées.
À ces mots le bolide freina, pile. Les fils, extenués et dégoulinants, s'effondrèrent. La hutte, à deux pas, siégeait, verte, tordue, invitante. La forêt s'ouvrait autour de son assemblage alambiqué de tissus glauques, de planches humides et de peaux de bêtes périmées, comme si elle voulait s'en tenir éloignée. Le barde se demanda si un bosquet put être dégoutté. Car lui l’était quelque peu.
— Duménil, traina-t-il. C'est ici, la demeure du sorcier rubulubulle-bulle ?
— Tu as peur, P’tites-roupettes ? Je pensais que tu voulais rafistoler ton chouchou ?
P’tites-Roupettes... Le trouvère suspendit son fil lyrique. Ce surnom venait du fond des âges, comme ces cauchemars d'enfance qui vous reviennent adulte. Quelques quinze ans plus tard, l'énigme restait entière. Qu'était-ce donc qu’une roupette ?
— Duménil, mon vieux tortionnaire, bredouilla le poète, vibrant. Me diras-tu, enfin, ce qu'est une... Roupette ?
— Serait temps de te poser la question mon pauvre vieux ! Une roupette c'est une...
— Entrez ! Humains ! les interrompit une voix caverneuse, depuis l'antre grotesque.
Juste après avoir demandé à Michellien de trimbaler le chevalier moisi sur son dos fatigué, barde et bourru s’exécutèrent.
L'intérieur de la hutte avait un je ne sais quoi de fumeux. Piroulette avait deux ou trois fois promené sa curiosité dans des tentes de diseuses de bonne aventure. Et cet endroit funeste avait le même parfum de semblant, la même allure de chiqué. Les crânes qui garnissaient les étagères semblaient faits en pâte à modeler, les potions chamarrées gonflant les armoires, ressemblaient à des liqueurs barbares ; les livres de magie noire n'étaient probablement que des gros bouquins de cuisine ; les bruits de bouillonnement de potions venaient de loin, trop loin, comme émanant d'un gramophone ; les cadavres d'animaux morts, dont le sang coulait... dans des bassines... Bon, ceux-là avaient l'air vrai. Mais il n'y avait bien qu'eux !
Rubulubulle-bulle trônait sur un tabouret, assis en tailleur. Il considérait la clique de son oeil vert brocoli, tandis que l'autre baillait aux corneilles, à demi révulsé. Son doigt, aussi tordu que l'était son corps, se tendit vers les convives.
— Duménil, te voilà… encore ? Comment vont mes prés ? ont-ils mangé, ont-ils estropié ? Sont-ils... mh... bien dorés ?
Piroulette se demanda pourquoi cet homme sans âge parlait d’épis avec une telle délectation... Un amateur de tartines sans doute.
— Je ne viens avec aucune requête, vieillard, et tes blés pètent la forme ! Je t'amène un ami d'enfance. Un barde. Et son chevalier d'ami, ce gars-là, décrépi.
— Approche ! Piroulette ! Donne à Rubu l'honneur de contempler ton allure, ta posture, le galbe de ta chevelure !
Le ménestrel, surprit mais content de cet intérêt inattendu, s'avança vers l'étrange personnage perché.
— Que veux-tu ? ajouta le sorcier, en léchant des yeux ses boucles blondes.
— Outre chanter devant la Reine et gagner à "La plus belle voix du royaume", je veux, c'est certain, guérir le fier Fringard du sort infligé par le malin.
— Es-tu prêt à tout, poète ?
— Je suis prêt à tout, Rubulubulle-bulle – tiens au fait, c'est votre nom de famille ou votre prénom ? Dois-je dire Rubu, Lubulle-bulle ? ou Rubulu Bulle-Bulle ? ou tout simplement Ru, Bulubulle-Bulle...
— Cesse de bloublouter, on s'en fout ! intervint Duménil, en indiquant au sorcier de continuer, fissa.
— Pour guérir ton ami, continua l'hurluberlu, tu devras... !
— ... Je devrai ...
— Tu devras... aller cueillir seize fougères, pas une de plus, pas une de moins. Les tresser, silencieusement, au pied d'un chêne mordoré, pour en faire un joli collier. Rapporte-le-moi ensuite et ton ami sera guéris. Ainsi soit dit !
À ces mots – pas un de plus pas un de moins – le trouvère sortit de la hutte et partit scruter les fougères. La toile se referma derrière lui, et Duménil dit alors, en inspectant le chevalier inconscient.
— Rubu, bien joué ! Bon, écoute. Ces deux zigotos, j'te les amène pour... tu sais quoi !
Rubulubulle-bulle tendit une main avide vers l'énorme coupole en métal enfoncée en pleine terre presque au milieu de la hutte. Duménil se tenait à côté.
— Je le sais pertinemment, avide fermier. En échange, que veux-tu ? Le plomb en or, je ne fais pas – tu le sais. Retour d'amour, bof – qui irait s'encombrer d'une telle chose ? Exorcisme ? Gonflement de virilité ? Une nouvelle promesse de jolie récolte, peut-être ?
— Non, ton foutu blé me cause trop d'ennuis ! Je ne me ferai pas avoir deux fois ! Non, je sais... Je...
— Ci-fait. Trouvé !
Piroulette se tenait dans l'entrée, affublé d'un collier verdâtre au goût douteux.
— Déjà ? balbutia le sorcier aux yeux valdinguant. Je... euh... Ton ami me semble très mal au point, fier trouvère. Hum… Il faut ajouter une composante à l'ensorcellement !
— Oh... flûte, claironna le Barde, rayonnant d'énergie. Je suis prêt ! Que dois-je encore faire ?
— Ô chanteur au large cœur, va dans la forêt sur l'heure, tourne sur toi-même, seize fois, pas une de plus, pas une de moins ; puis creuse un trou dans lequel tu enterreras seize orties revêches, pas une de plus, pas une de moins. Ensuite tu diras seize fois, très vite : « Un altier cerf sert le dessert à la halte déserte », sans te tromper ! Et quand tout cela sera fait, ô fidèle, reviens chez Rubulubulle-bulle et ton ami sera guéri. Ainsi soit dit !
—Ça a l'air chouette ! s'enthousiasma Piroulette en sortant à nouveau guilleret.
—Ce mec a toujours été barré, conclut Duménil en haussant les épaules. Bon revenons à nos oignons.
—Nos moutons ! rectifia le sorcier.
—Ah, oui, bonne idée ! Des moutons produisant des quantités de laine époustouflantes ! Va-pour ça !
—Euh... bon d'accord, approuva le sorcier, sans broncher. Va pour ça ! Ouvre donc le chaudron et balance le chevalier dedans !
Michellien, obéissant, trimbala le comateux jusqu’à la coupole.
—Laisse tomber ce cadavre, Machin, et aide-moi à ouvrir ce truc plutôt ! lance le fermier à son fils – enfin, beau-fils – enfin, qu'importe.
Michellien laissa l'inanimé (mais qui n'en pensait pas moins) choir sur le sol pour aider son beau-père à ouvrir la gigantesque casserole enterrée.
Une belle eau bleu brillant y bloubloutait, débordant de beaucoup de bulles biaisées, qui embaumaient l'ambiance de brins de basilic, de bile et de bonbon. Hébété, le bon beau-fils resta bouche-bée.
—Bon ! Tu m'aide, gamin ? bava le père Duménil. T'as des bulles plein les yeux ? J'vais pas bouger ce bougre tout seul !
C'est à ce moment que le trouvère les trouva.
— Et voilà, j'ai fini... chantait-il, en revenant, les bras pleins d'orties. Mais que faites-vous ? Vous êtes fous ? Vous mettez mon beau chevalier au court-bouillon ?
Duménil le regarda de ses yeux tortueux et souffla de ses narines cyclopéennes.
— Les enfants – enfin, Michel-machin – tous avec moi !
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