Bébé s'amuse
Quel suspens, pensait bébé, dans son landau en bois de cèdre. Il adorait en gratter la matière et même en sucer le bois, parfois une vieille sève en sortait, à moins que ce ne soit du vernis. Au fond, son landau faisait office de doudou, et de biberon. Il n'en sortait jamais, bébé, on l'y oubliait, comme on oubliait de le nommer. Il avait appris à y vivre, et apprécier les scènes qui s'offraient à lui au travers de sa lucarne vernie.
Cette scène, une merveille d'action, opposait une femme toute molle et blanche comme du lait à sa famille entière, commandée par la grande madame qui disait s'appeler mère. Enfin, celle qui laissait régulièrement tomber un sein dans son havre de cèdre.
Bébé était fasciné par la véhémence de ses sœurs et frères qui, tels des lutins de livres de contes tournés fous, attaquaient la molle. Celle-ci esquivait leurs coups, élastique comme les morceaux de lard qu'on lui jetait parfois négligemment et que bébé tordait souvent en tous sens.
Il était aussi surpris par la rapidité du général nommé maman, qui malgré sa masse, bougeait tel un chat ou un rapace. Celui qui s'était posé au-dessus de son berceau dernièrement l'avait beaucoup impressionné d'ailleurs, surtout quand il avait essayé de lui bequeter les yeux. Mais bébé l'avait éloigné en enlevant son lange. Car bébé était efficace.
La dame blanche, qui virait au rouge à présent, semblait avoir bien plus de bras et de jambes que ses frères et sœurs. Elle s'en servait avec brio, il est vrai, pour faire danser les meubles devant les membres de sa famille et pour faire valser ses membres avec ceux qui en voulaient à sa vie. Elle distribuait bien plus de tatanes que papa et maman réunis. Quelle tension ! exulta bebe, en bougeant ses petits pieds.
Par terre, gisait une jolie madame toute morte, elle se faisait un peu piétiner dans le désordre, mais en règle générale l'autre madame toute molle veillait à la protéger avec ses euh... un... deux... euh... beaucoup de bras. Sa famille la convoitait comme une grosse cuiller de miel, mhh... Bébé avait faim, il sentait qu'il allait bientôt commencer à pleurer, pour qu'ils s'arrêtent un peu, qu'ils le nourrissent et puis qu'ils continuent après.
Mais ses larmes balbutiantes ne parvinrent pas à couvrir le vacarme ambiant, ils préféraient tous se battre. Il but alors ses larmes avec la morve ajoutée. Une sorte de potage gluant.
Maintenant, la mollassonne se tenait debout sur la table, faisant tournoyer des couverts, des verres, des bouteilles, des pignons de dindes, des quartiers de bœuf, même une chaise, même... une de ses sœurs ! Passionnant ! Les autres, effrayés par sa frénésie, n'osaient plus approcher et, de loin, lançaient des casseroles, des sabots, des morceaux de pains, des petits lapins. Bébé vit même un poulet grillé s'envoler !
Recevant une tête de cochon sur son visage ronchon, la molle interrompit quelques instants son tournoiement furieux et les grands en profitèrent pour attraper chacun un de ses... un... deux... plein de membres. La dame aux deux grands biberons – maman – souriait allègrement, elle tenait son doudou à elle. Pointu, brillant, méchant. Elle tuait les chats avec. Les chats, ils sentaient bons, ils frottaient toujours leur tête sur bébé, ils dormaient parfois sur lui. Parfois, ça l'étouffait, alors il leur suçait le bout de la queue et ils partaient. Bébé n'aimait pas avoir des poils de chat dans sa bouche, et eux non plus.
Ça allait s'arrêter, zut ! Maman allait couper dans la molle comme dans une peau de mouton, le spectacle allait s'arrêter. Non ! Ouin ! Mais que... ? Perçant brutalement une vitre, un petit toutou s'écrasa dans un coin. Fermant ses yeux, il humait l'air. Tout le monde cessa de bouger. Sauf sa sœur Cloush, qui dit « maman, qu'est-ce que... ? », mais ne put finir sa phrase car le petit chien venait de sauter sur son visage pour lui faire un gros bisou. Du sirop de framboise jaillit du visage de sa gentille sœur. Sur des crêpes c'est si bon, le sirop de framboise, songea bébé. Le petit chien dit alors « Quand on peut user de violence, il n’est nul besoin de procès » puis son frère poussa un cri. Il voulait aussi du sirop ! Alors le p’tit toutou attrapa sa jambe, l’agita et encore plus de coulis en sortit ! Son frère était tellement content qu'il hurla de joie !
Bébé se demanda quand il aurait droit à sa portion, aussi commença-t-il a réclamer. Il beugla encore plus fort. Derrière ses yeux inondés de larmes, il vit tour à tour chaque membre de sa famille profiter de fontaines de framboises. Il redoubla de pleurs. Le toutou toussa « Le spectacle de la nature est toujours beau ! ». Puis ce fut le calme plat.
— Merci, Thrasybule, dit une voix douce. Tu nous as sauvées.
— « Ce n’est pas un ami que l’ami de tout le monde » répondit le petit chien avant de se poster devant le landau.
— Non ! cria bébé d’une voix oubliée.
— Eh bien, murmura la molle, toute rougie de sirop. Tu n'es pas un peu grand pour être dans un landau, toi ?
— Mais madame, gronda bébé, je n'ai que onze ans ! Maintenant, donne-moi du coulis de framboise... et des crêpes !
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