Noms d'oiseaux
Affreux, malappris, malotrus, pleutres, infâmes, gredins, sales, pestiférés, ignobles, impies, vils, vilains, veules, varans - fornicateurs ! - saltimbanques, malades, moches, moins-que-rien, barbares, pourceaux, nigauds, pervers ! - était à peu près le fil de pensée de Louise de Carbon en traversant les champs fleuris et chantants, mais qui devenaient de plus en plus vulgaires en avançant. Devant ses yeux, les portes du château de Maravutpieddesmontsglaviotetracksurmer grandissaient, enfin. Aucun accueil flamboyant ne s'annonçait, elle le voyait d'ici. Aussi poursuivit-elle son développement : Casse-pieds, monstres, ours, ogres, cancrelats, putois, araignées, crapauds, licornes, chats, bâtards, chiens, oies, veaux, vaches, cochons, couvées - sa pensée devenait un zoo. Un zoo où personne ne voulait se rendre, tant puait l'entrée, mais elle continua : pirates, sacripants, sordides, rond-de-flans, pitres, fainéants, pachas, mal fagotés, puants, insipides, freluquets, moisis, méchants - travestis !
Voilà, c'était dit – enfin, pensé – Octine, cette bougresse, l'avait à nouveau trahie en restant derrière – pire ! Elle n'avait eu de cesse de la trahir, malgré toute la tendresse que lui avait témoignée Louise, malgré sa noblesse !
Fulminante, la marquise fonçait, déterminée. Ras-le-bol d'être gentille, d'être à l'écoute et de se sacrifier pour les autres ! Ces grandes portes : seule elle les traverserait ; seule, elle pataugerait dans la boue tenace de la basse-cour ; seule, elle percerait les rangs des manants hagards qui erraient dans les ruelles ; seule, elle passerait d'un air hautain l'entrée du vieux donjon, après l'avoir affronté ; seule, elle passerait son pont-levis, ses herses, et les cadavres décomposés des ennemis laissés moisir pour l'exemple ; seule, elle monterait les marches suintantes et froides ; seule, enfin, elle pénétrerait dans la grande salle, dans son état de délabrement, et fièrement annoncerait, seule encore, son arrivée à son oncle et à son insupportable tante. Seule ! seule ! Seule !
Les portes des fortifications arrivèrent enfin. Deux gardes à l'entrée la toisèrent, suffisants. Leurs lances lui barrèrent brusquement l'entrée.
— Oh là, pas si vite, mademoiselle !
— Je ne suis pas une "mademoiselle", pauvre planton médiocre, je suis Louise de Carbon, Marquise de Gaupe-en-Panard et nièce du duc de Maravutpieddesmontsglaviottracksurmer. Laissez-moi passer où vous serez pendu, en haut et court et... en travers ! Bref ! Écartez donc ces insultantes lances !
L'un des gardes ricana et s'adressa à son comparse d'un clin d'œil.
— Tu l'savais, toi ? Que l'vieux il avait une belle nièce comme ça ? Avec la tronche qu'il se traîne.
— Si tu voulais t'infiltrer dans l'château de cette façon, ma belle, reprit l'autre, il valait mieux te greffer un tarin de mammouth, comme ton "oncle" et t'attifer d'la robe de mariage de môman !
— Laissez passer, là ! fit une voix derrière Louise.
Bouillonnante, elle se retourna vers un maraîcher terreux qui voulait la dépasser avec sa carriole.
— Ouaip, vas-y passe, Maurice, fit l'un des gardes. Mademoiselle la nièce au nez fin bougez-vous donc, les gens sérieux doivent passer.
Le paysan passa. La marquise explosa.
— Ce nez fin, je le dois à mon père et bien heureusement ce "tarin" disgracieux m'a été évité, pas comme les glaives qui couperont bientôt vos langues véhémentes.
— C'est qu'elle cause bien, tout de même, hésita le garde.
— Ouais, c'est bizarre, admit l'autre. Dis-moi, si t'es vraiment la nièce, là. Comment ça se fait que t'as pas un fiacre tout poli, un cocher tout aussi poli et un troupeau de suivantes qui r'gardent que leurs pieds ?
— Parce que... (elle respira profondément) ... Ma suivante, en réalité un homme, nous a fait arrêter sur un chemin avili par des chiens parlants qui ont brisé mon cocher et mon fiacre, en me laissant en proie à leur crocs blancs ; crocs tranchés par l'épée d'un horrible kidnappeur qui a, durant une nuit sans lune et sans lit, abusé de ma pauvre suivante – en réalité, un suivant – rendez-vous compte ! –, le faisant sombrer ensuite dans une extase comateuse que son trouvère, Pitrouillette, ne put guère admettre et qui, pour nous punir, nous a conduit dans une grossière ferme pleine d'enfants pouilleux et de mets en sauces ! Qui ont ajouté à ma robe safranée pas moins de cinquante nuances de graisses qu'un chien rescapé à odieusement léché, tout ensanglanté qu'il était, pendant que mon cocher se faisait transformer en merguez – encore des graisses ! – et je me suis retrouvée à devoir chevaucher avec un malotru, dont le pommeau du glaive me heurtait le dos pendant tout le voyage. Finalement, il m'a traité de... Je n'ose le répéter ! Et j'ai fui, courageuse, jusqu'ici ! Alors... Laissez-moi passer, diantre !
— Bon, qu'est-ce qu'on fait ? s'interrogèrent les deux gardes, se retenant d'éclater franchement de rire. La donzelle est plutôt drôle, non ? Et son histoire, pas crédible, parviendrait peut-être à égailler not ‘pauvre duc, t’en pense quoi, vieux ?
— C'est bon, la drôlesse. Passe donc, mais pas de bêtises derrière ces murs ! Sinon, il t'en cuira.
— Je passe, accompagnée de mon mépris, et avec cette promesse, messieurs, que votre ironie siègera bientôt parmi ces têtes honnies.
Elle désigna du menton un trésor de piques où quelques visages cherchaient leur corps en se désespérant. Les deux gardes la regardèrent d'un air éteint.
— Si c'est une menace j'l'ai pas comprise... Allez, passe, tu encombres !
Louise de Carbon s'engouffra telle une bouchée à la reine empoisonnée dans l'indifférent ventre du château ducal.
La puanteur la frôlait sans oser l'atteindre, tandis que misérabilisme et pauvreté la regardait de loin. Son cheval foulait l'horreur, son pas bravait la laideur. La marquise parvint au donjon, elle le toisa. Il en fit de même.
— Qui va là ? fit l'entrée du bâtiment sombre qui, tel une tour de Babel minimaliste – soit un long bloc monolythique et ténébreux –, cherchait à percer le ciel, sans y parvenir.
— Ô Beoffroy ! Reconnaissez-moi ! proclama nerveusement la noble, fatiguée d'avance d'avoir à discutailler. Je suis Louise de Carbon, Marquise de Gaupe-en-Panard et nièce du duc de Maravutpieddesmontsglaviottracksurmer.
Le donjon la regarda de toutes ses meurtrières.
— Je connais ce nom, mais mes vieilles pierres ne te reconnaissent pas, toi. La marquise dont tu parles est snob, chic et brille de mille éclats.
— Salie, je suis. Fatiguée, aussi. Et lasse, si lasse, si vous saviez. Ô maison de mon oncle, laissez-moi entrer.
— Oui, c'est ça, firent les briques massives. Je me souviens... cet air imbu... Mais... Tiens, où est donc ta suivante qui sent la morue et ton centaure-cocher ?
— ”Le” suivante, déclara Louise, foulant joyeusement le secret d'Octine. Pfff, "il" se trouve derrière, puni de trahir sans vergogne sa maîtresse. Quant au cocher, Arthus, il a coulé, corps et bien, dans un bain d'aromates et d'épices. Mais, passons, voulez-vous. Puis-je rentrer ?
— Passe donc, petite marquise, mais promet moi une chose, gronda la demeure d'une voix morne. Demande à ton oncle d'éliminer les engeances qui plombent mes hauteurs. Je ne sais plus comment demander. Plus personne ne m'écoute.
Louise leva les yeux vers les créneaux blanchis et grimaça.
— Ces créatures vous salissent, en effet. C'est une honte ! j'en soufflerai un mot au duc, soyez-en assuré, Beoffroy.
La bouche pleine de herses laissa tomber une langue pont-levis sur laquelle la noble, seule – comme prévu –, s'engagea.
Bouche ouverte, le donjon n'eut pas l'occasion d’ajouter qu'en guise d'engeance, il ne parlait pas des mouettes et des cormorans. Mais il laissa tomber, car la saveur sucrée mêlée de boue et de sang sur ses papilles de bois venait de lui changer les idées. Pour une fois que les semelles ne flairaient pas les fruits de mer, il voulait en profiter.
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