Pendant ce temps, aux pieds de l'Olympe
En voyant la duchesse darder ses yeux d'or sur l'assemblée des mortels (c'est-à-dire des pauvres) depuis son trône, il était aisé de se rappeler qu'à l'origine ce type de siège était consacré aux dieux de l'Olympe. D'autant plus que cette Héra auto-proclamée avait poussé le vice jusqu'à installer ledit trône sur une éminence de marbre brut - qui, soit dit en passant, épuisait fortement parquets et solives - ceci pour évoquer le mont divin et ses merveilles. Et si son Zeus manquait à l'appel, elle ne semblait pas le moins du monde s'en inquiéter.
C'est depuis le plafond, qu'elle touchait du haut de son crâne orné de branches d'olivier trempées dans l'or, que la duchesse de Maravutpieddesmontsglaviotetracksurmer fit tonner sa voix céleste et légèrement criarde.
— Ça ne rapporte plus un kopek !
Le grand chambellan, cet homme qui était tordu comme un écu qu'on aurait mordu, s'insurgea.
— Madame la Duchesse ! Je...
— Silence ! Duflouzier, fit le plafond. N'allez pas me sortir vos abscons chiffres, ou vous irez bêler vos colonnes et tableaux chez la Reine, cette baudruche sans ambition. À Maravutpieddesmontsglaviotetracksurmer, on crée de la richesse. Des fortunes qui cascadent depuis les hauteurs de ce donjon jusqu'aux filets de pêche nauséabonds des poissonniers scorbutiques. Je veux que les clochards de ces rues puissent snober jusqu’à la moindre petite marquise de province. J'attends du chiffre, pas des calculs savants ! Je veux des banques, des casinos et du capital qui fleurit, je veux des taxes et des rues qui sentent l'or, vous entendez, Duflouzier ?
— Mais nous risquons de créer une bulle spéculative, Madame. Nous courons droit...
— ... À l'argent ! À l'or ! Et nous nous en sommes donné les moyens, ce me semble. Mais nous n'avons pas su maîtriser nos ambitions à causes de bras cassés dans votre genre, Duflouzier. Ces créatures surnaturelles qui devaient pour ainsi dire gonfler le tourisme, que font-elles ? Elles se reproduisent à tel point qu'elles débordent nos frontières. Pire ! Elles détruisent nos terres, nos biens, notre capital.
— Madame ! s'insurgea Mestre Mielcolm derrière ses lunettes teintées d'obscurité. Nous avons rescuscité des créatures qui avaient disparu depuis plusieurs millions d'années. Certaines d'entre elles ne devraient même pas exister. Mais vous avez méprisé mes avertissements et voulu jouer avec la magie, madame. Vous avez cru qu'elle se laisserait maîtriser. Mais Madame, la magie trouve toujours un chemin.
— Si je puis ajouter, Madame la Duchesse, intercala le grand chambellan. Pour accueillir toutes ces fééries, vous avez dépensé sans compter, d'où le déficit actuel. Celui-ci n'a rien à voir avec notre économie réelle.
— Silence, bande d'insipide vermisseaux bavards ! J'ai investi dans l'avenir, moi. Alors que vous rampiez comme de petits conservateurs ronronnant dans leur jus. J'ai misé sur la croissance, moi ! Sur le progrès ! proclama la demi-déesse furieuse, se cognant à une poutre en se relevant. Aïe ! Maudit plafond, maudites limites ! Sortez ! Insipides bouffons ! Et trouvez d'autres moyens de créer de la richesse, peu importe le prix !
Louise de Carbon entra au moment où les deux hommes sortaient. Les autres courtisans tremblotants semblaient hésiter entre rester et partir. L'un d'eux murmura à la marquise :
— Elle n'est pas dans un bon jour, mieux vaut ne rien lui demander.
— Que conspires-tu, toi ? intervint la divinité depuis les entretoises.
— Rien ma reine... pardon ! Votre duchesserie ! Je saluais cette jeune mendiante qui...
— Une mendiante ? Dans mon donjon ? Comment Beoffroy l'a-t-il laissée passer ? s'insurgea la Duchesse en pointant d'un doigt lointain Louise. Je te préviens, petite gueuse, je suis trop désargentée pour te céder la moindre piécette ! En ce temps de disette, chaque sou compte ! Tu n'as qu'à attendre que l'argent ruisselle. Ça ne devrait plus tarder !
— Madame la duchesse, je suis Louise de Carbon, votre nièce ! répondit la jeune femme, fatiguée d'être lasse.
— Ma pièce ? Quelle pièce ? Je t'ai dit que je n'avais rien à donner. Que quelqu'un aille donc la jeter par-dessus les remparts, Beoffroy devient sénile, je crois. Allez ! Ouste.
— Non ! renchérit la marquise en élevant la voix de manière plus qu'inconvenante. Je suis Marie-Louise de Carbon, Marquise de Gaupe-en-Panard et nièce du Duc, votre mari !
— Ma charmante nièce ? Attifée telle une pestiférée doublée d'une sorcière douze fois brûlée ? Je ne peux y croire. Monte, souillon, et prouve ton identité. Ce me semble, l'un ou l'autre de tes bijoux pourra attester de notre parenté. Allons.
Louise, heureuse de ne pas avoir perdu ses bijoux de famille dans l'aventure, entreprit l'ascension de la montagne d'intérieur sous le regard intransigeant de cette déesse sans pitié. Elle gageait que si son identité s'avérait fausse, la méchante femme n'hésiterait pas un instant à la faire chuter du haut de son roc marmoréen. Heureusement la bague des Gromuliens, vestige de leurs ancêtres communs, règlerait l'affaire et lui donnerait bientôt accès à un bon bain.
— Voici, ma tante, déclara-t-elle en tendant l'imposante bague sous les yeux austères.
— Ça ne prouve rien du tout, déclara en retour l'imposante tante. Tu aurais tout aussi bien pu la lui voler, à ma nièce, ou à son père.
— Ma chère tante, je puis vous confirmer que je suis Louise de Carbon. Il me suffit de vous mentionner cette fois où, lors du mariage du comte Aldebert-Romuald de Pourpoings-Sangterreux, vous avez trébuché dans son jardin et planté votre visage en plein dans ses...
— ... Il suffit, l'interrompit promptement la Duchesse. En effet, seule Louise en fut témoin. Bien, ajouta-t-elle à l'adresse de l'armée de domestiques qui campaient tout en bas de la salle derrière des rideaux. Lavez-la, poudrez-la, redonnez-lui ses lettres de noblesse. Et que ça saute !
— Merci, ma tante, ajouta Louise, reconnaissante.
— De rien, la coupa-t-elle. Ce sera à vos frais.
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