Chapitre 72 : lundi 11 juillet 2005

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Un soleil émergeant tôt éclaira les monts alentours. Le sommet du Ben Nevis se détachait sur le ciel d'un bleu laiteux.

Mummy fut la première levée, habitude qu'elle avait conservée des années de travail à la ferme, ici comme lorsqu'elle était enfant, en Normandie. Elle s'activa en cuisine, prépara le petit déjeuner. C'était un mélange de français et d'écossais. Du pain et non des toasts, du beurre - salé - et des confitures qu'elle cuisait encore elle-même dans son chaudron en cuivre. Avec du thé, des œufs et du bacon, pour le rendre copieux. Elle ne savait pas si les "jeunes" voudraient reprendre la route dans la matinée ou dans l'après-midi. Elle avait trouvé Mickaël fatigué, ce qui ne la surprenait pas outre mesure. A cette période de l'année, c'était souvent ainsi. Elle se souvenait bien de Dan, comme des autres employés avec lesquels il travaillait. Elle espérait qu'il se remettrait.

Mummy s'assit à la place qu'elle occupait depuis toujours, sur le côté par rapport à la fenêtre de sa cuisine. Elle avait tout disposé sur la table, sauf les œufs qu'elle ne cuirait qu'en fonction des envies de Maureen et Mickaël. Elle était presque certaine que son petit-fils en prendrait, d'autant que c'étaient des œufs frais qu'une voisine lui donnait. Elle en avait d'ailleurs gardé une douzaine pour qu'il les emmène chez lui.

Ce fut Maureen qui entra la première dans la cuisine.

- Bonjour, Maureen, la salua Mummy. Tu as bien dormi ?

- Oui. Bonjour, Mummy. Vous aussi ? lui répondit la jeune femme.

- Oui, oui, ça va. Mes vieilles douleurs me laissent tranquille en ce moment.

- Elles vous empêchent de dormir ?

- L'arthrose, ma petite... Ca va, ça vient. Je fais avec. Il n'y a pas grand-chose d'autre à faire, de toute façon, sourit-elle. Veux-tu des œufs ce matin ?

- Non, merci. On en a mangé hier et je crois que la table est suffisamment bien garnie ! dit-elle. Je vais prendre un peu de fromage et de bacon.

- Vas-y, sers-toi. Pour le thé, je n'en ai pas fait beaucoup. J'aime bien Lumineux, le matin. Surtout en cette saison. Mais peut-être en veux-tu un autre ?

- Vous n'en avez pas autant que Mickaël ? s'étonna-t-elle.

- Oh, non... Juste quelques-uns... Corsé, Fantasque, Fanfaron, Doux, Lumineux. Et Subtil. Et puis Zen, maintenant, sourit la vieille dame en lui lançant un regard complice.

- Je vais prendre comme vous, dit Maureen. La lumière de ce matin s'y prête bien, je trouve.

Mummy sourit. C'était un nouveau détail qui expliquait l'attirance de son petit-fils pour cette jeune femme. Elle but une gorgée et demanda :

- Mickaël dort encore ?

- Oui, répondit Maureen. Il a de plus en plus de mal à se réveiller tôt, le lundi, maintenant. Ils ont des grosses soirées depuis cette semaine, avec le festival.

- C'est toujours ainsi à cette période de l'année, dit Mummy avec une certaine philosophie. Heureusement que les vacances approchent... Vas-tu pouvoir prendre des congés toi aussi, alors ?

- Oui, répondit Maureen. Je ne savais pas si j'allais pouvoir, mais j'ai fait un bon chiffre ces deux derniers mois. J'ai eu beaucoup de commandes pour des fêtes et des mariages, et je ne m'attendais pas à ce que mes petits bouquets aient autant de succès ! J'ai démarré difficilement, mais enfin... Je savais que les débuts pourraient être durs, je n'ai pas été surprise de ces premiers mois. Par contre, je ne pensais pas que les ventes auraient aussi bien monté ces dernières semaines. Je fais ainsi un léger bénéfice sur l'ensemble de ma saison, je peux me permettre de fermer deux semaines. Des voisins commerçants m'ont dit que, de toute façon, en août, il y avait un "creux" et que même si cela marchait bien le reste de l'année, cela ne valait pas le coup de rester ouvert.

- Avec les vacances, c'est normal, fit Mummy. Rester ouvert pourrait même te coûter plus cher que fermer...

- C'est ce que j'ai compris, oui, dit Maureen. Cela nous permettra de revenir vous voir. Et c'est très gentil à vous d'avoir proposé d'héberger mes amis quand nous passerons...

- Je suis ravie de voir du monde, tu sais, Maureen ! Et l'été, les visites se succèdent facilement. Parfois, les petits-enfants de mon frère viennent, mais aucun n'a prévu de voyager en Ecosse cette année. Alors, à part Ingrid et Henry, et puis Véra et vous, je ne verrai personne d'autre.

- Nous espérons que Sam voudra bien venir avec nous, aussi... fit la jeune femme.

- Je serai contente de le revoir, dit Mummy. Je pense que ce sera le cas cette semaine, ne serait-ce qu'au restaurant.

Maureen sourit doucement.

- Vous avez des nouvelles de la maman de Jenn ?

Mummy la regarda avec douceur.

- Tu es au courant ?

- Pour Sam et Jenn ? Oui... répondit Maureen. Mickaël m'en a parlé, et Sam aussi.

- Sam s'est confié ? demanda Mummy, vraiment étonnée.

- Un peu, oui. Enfin, j'ai du mal à comprendre toute l'histoire, je n'ai pas tous les éléments loin de là, mais il m'en a parlé quand nous sommes allés tous les trois sur l'île d'Arran, le week-end qui a suivi l'accident de Dan. Lui et Mickaël avaient besoin de changer d'air. Cela leur a fait du bien, et... à moi aussi, ajouta-t-elle en se servant une tasse de thé.

- Ces deux-là, c'est digne des plus mauvais feuilletons à rallonge des débuts d'après-midi... Une vraie saga à eux deux ! soupira Mummy. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Mais pour répondre à ta question, la maman de Jenn ne va ni plus mal, ni mieux. C'est triste... Il n'y a guère d'espoir et pourtant... C'est une saleté, cette maladie.

Maureen hocha doucement la tête.

- Il faut en profiter tant qu'on est jeune et en bonne santé, crois-moi... Bon, mais on n'est pas là pour plomber la journée, n'est-ce pas ?

Maureen sourit. Elle aimait la philosophie simple de la vieille dame et se dit que Mickaël avait hérité de bien des traits de caractère de sa grand-mère. Avec peut-être plus d'énergie et d'inventivité encore.

**

Quand Mickaël se leva à son tour, la maison était silencieuse. Mummy et Maureen étaient au jardin. Il les aperçut par l'une des fenêtres de la salle, avant d'aller prendre possession de la cuisine. Tout était encore sur la table pour son petit déjeuner. "C'est ça, se faire chouchouter", songea-t-il avec plaisir, en se dirigeant vers le placard des thés. Il hésita un instant à prendre Corsé, et, sans le savoir, choisit finalement le même que sa grand-mère et Maureen : Lumineux.

Il était encore attablé quand les deux femmes regagnèrent la maison en discutant avec animation au sujet du jardin. En les entendant alors qu'elles étaient encore dans l'entrée, Mickaël sourit : au ton de sa grand-mère, il savait qu'elle était ravie de pouvoir parler plantes avec Maureen. "Un bon point pour Maureen, ça !". Puis il ajouta : "Comme si elle en manquait..."

Il s'étira, puis se servit une autre tasse de thé avant de se préparer une dernière grande tartine de pain frais avec de la confiture de fraises. Il en prit une cuillère qu'il savoura avec plaisir. "Hum, c'est trop bon..."

- Quel gourmand !

La voix de Mummy résonna avec une fausse désapprobation.

- Tu vas prendre des kilos ! C'est comme ça que ça commence...

- Hum ? fit-il en se tournant vers la porte, la cuillère encore dans la bouche et l'air innocent.

Le sourire de Maureen le ravit et alors que sa grand-mère faisait le tour de la table pour aller se laver les mains, pleines de terre, la jeune femme l'entoura de ses bras en se penchant pour appuyer sa tête sur son épaule.

- Ne le bichonne pas trop, Maureen. Après, il risque de devenir fainéant !

- J'ai le droit de me faire bichonner, non ? protesta Mickaël. Ta confiture de fraises est délicieuse...

- Hum, j'ai remarqué. Le pot est déjà à moitié vide. On va l'emmener. Bon, c'est bien que tu sois levé. Tu veux te promener un peu ou prendre la route assez tôt ? demanda finalement sa grand-mère.

- Et toi ?

- Moi, je suis prête. J'ai aussi prévu des sandwichs pour la route. Mais si tu veux partir plus tard, on pourra les manger ici. Ca ne change rien.

- Là, si tu veux... Je n'ai plus trop faim... répondit-il en regardant avec gourmandise sa dernière tartine. Qu'est-ce que tu en penses, ma douce, pour la route ?

- C'est toi qui vois ! répondit Maureen. Moi, ça va. Je peux conduire comme hier, tu prendras juste le volant quand on approchera de Glasgow. Tu veux te dégourdir un peu les jambes, non ?

- Ca ne ferait pas de mal de faire une petite balade, de prendre l'air, dit-il avec un ton plus sérieux. D'autant qu'il fait beau.

- Alors, dépêche-toi de finir et de profiter de cette belle matinée pour emmener Maureen faire un petit tour. Vous revenez quand vous voulez... Vous pouvez même emmener votre part de pique-nique, proposa Mummy.

- Bonne idée. On fait comme ça ! dit Mickaël en se redressant sur sa chaise pour achever son repas.

Et moins d'un quart d'heure plus tard, Mickaël et Maureen montèrent dans la voiture. Le jeune homme lui proposa de retourner sur les pentes du Ben Nevis. L'idée plut à Maureen.

Ils ne mirent pas longtemps à prendre de l'altitude, trouvèrent un endroit où se garer et à partir duquel ils purent faire une belle promenade. Il faisait un peu chaud, le soleil tapait sur les flancs de la montagne. Un peu de brume montait de la mer. Mickaël passa sur ses épaules un sac contenant le repas préparé par Mummy. Ils marchèrent durant plus d'une heure, avant de faire une pause. Ils s'étaient engagés sur le flanc ouest de la montagne, le dos au soleil. L'endroit se prêtait à un arrêt, grâce à des rochers contre lesquels ils purent s'appuyer. Mickaël déballa les provisions, petits sandwichs au poulet, au fromage, au bacon.

- Elle nous a vraiment mis tous ses restes, sourit-il. Ah, et même deux crèmes... Si j'avais su ! Bon, ça va, elles n'ont pas eu trop chaud... Ah, et c'est quoi, ça ? La tarte aux pommes... Je l'avais oubliée, celle-là !

- Comment peux-tu faire ? demanda Maureen.

- Faire quoi ?

- Oublier la tarte aux pommes de ta grand-mère...

- Remarque très judicieuse... Attends, je fouille encore... Non, c'est bon, elle n'a pas mis de crème fraîche... Elle a dû se la garder pour elle.

- Elle a bien fait, non ? fit remarquer Maureen. Elle n'aurait pas supporté la balade...

- Autre remarque très judicieuse... dit Mickaël.

Confortablement installés, ils déjeunèrent et Mickaël en profita pour désigner les différents sommets et points de vue à Maureen. Elle apprenait ainsi à reconnaître les alentours. Tout en observant les lieux, elle remarqua deux rapaces qui semblaient arriver de l'autre côté des montagnes en face et se dirigeaient vers eux. Elle suivit leur lent vol des yeux, admirant la beauté de leur mouvement, cette façon qu'ils avaient de monter dans les airs, de se suivre et de s'accorder aussi. Et elle se demanda si c'étaient les mêmes oiseaux que ceux qu'ils avaient vus le jour où ils étaient déjà venus. Et qu'ils avaient fait l'amour en pleine nature.

- Hum, dit le jeune homme en fermant les yeux et en laissant sa tête reposer contre la paroi rocheuse derrière lui. Je n'ai pas envie de rentrer à Glasgow ce soir... Mais il faut être raisonnable.

Maureen s'appuya contre son épaule, elle avait envie de se laisser aller au sommeil. Elle ferma les yeux, profita de l'instant présent, du calme qui régnait autour d'eux. Elle non plus n'était pas très enthousiaste à l'idée de rentrer à Glasgow, mais pas tout à fait pour les mêmes raisons que Mickaël. Elle savait qu'elle allait désormais appréhender ses soirées bien différemment. Même si elle faisait confiance à Mickaël - et la franchise du jeune homme devrait faire reculer ses craintes -, elle ne pouvait se départir d'un sentiment de peur qu'elle croyait oublié. L'attitude de la nouvelle cuisinière lui rappelait de trop douloureux souvenirs, que même Mickaël ne pouvait effacer d'un coup de baguette magique. Si elle avait mis entre parenthèses ces souvenirs, ils revenaient frapper à la porte et elle ne savait trop comment les repousser une fois de plus.

"Il faudrait que j'appelle Lawra", pensa-t-elle. "Mais elle travaille tard encore toute la semaine... Pas avant vendredi... Voire samedi... Il faut que je tienne le coup d'ici là ! Et demain ? Comment ça va se passer demain ?"

Ce fut le cri aigu d'un oiseau qui les tira de leur somnolence. Il allait être temps de repartir et de rentrer à la maison, avant de prendre la route pour Glasgow.

Le soir

Maureen se laissa aller doucement entre les bras de Mickaël, après qu'ils s'étaient aimés très tendrement. Elle était incapable de trouver le sommeil, malgré la fatigue du trajet et la bonne marche qu'ils avaient faite dans l'après-midi, sur les pentes du Ben Nevis.

Mickaël referma ses bras autour d'elle. Il la sentait inquiète et maudit cette histoire qui arrivait peu avant son anniversaire. Il aurait tant aimé lui permettre d'apprécier ces moments en toute sérénité ! Ce qui le réconfortait un peu, c'était que ses parents ne se doutaient de rien et qu'ils offriraient une compagnie des plus agréables à la jeune femme pour son repas d'anniversaire. Et, dans la semaine, sa mère avait prévu de déjeuner un midi avec elle et Mummy. Quant à lui, à partir de jeudi, il pourrait passer plus de temps avec elle et l'aider au magasin si besoin.

La lumière de l'aube naissante réveilla Maureen, bien avant que sonnât l'heure pour Mickaël de se lever pour sa tournée de criée. Un frisson la parcourut. Elle avait fait un cauchemar. Ou plutôt, non. Ce n'était pas vraiment un cauchemar, mais un souvenir qui la hantait. Elle se tourna vers la fenêtre, la lumière la rassura un peu. Depuis que Mickaël lui avait fait part des avances d'Alisson, elle luttait. Elle se battait à nouveau contre la peur, contre la douleur. Elle avait beau s'efforcer à la raison, des flashs lui revenaient par moments. Cette "vraie" femme qu'elle avait croisée un jour, dans la rue. Son regard qui l'avait toisée, la faisant se recroqueviller intérieurement sur elle-même. Les mots de Brian. La violence des mots de Brian. Et sa solitude, son désarroi. Ce terrible sentiment de culpabilité, aussi.

- Maureen, je suis là. Dis-moi ce qui ne va pas ?

En prononçant ces mots, Mickaël s'était rapproché d'elle et avait posé sa main sur son épaule ; de l'autre, il lui caressait doucement les cheveux. Elle prit une profonde inspiration :

- Ca me rappelle des mauvais souvenirs, cette histoire.

Il comprit parfaitement de quoi elle voulait parler. Et il enrageait.

- Mon amour, est-ce que je peux t'aider ? Comment ? demanda-t-il avec douceur.

- Je croyais... Je croyais que la peur ne reviendrait pas, confia-t-elle. Ou pas beaucoup. Ni la douleur. Mais elles sont là. Je n'arrive pas à les chasser.

- Maureen, on est tous les deux. Tu n'es pas toute seule, cette fois, pour faire face. Non, je me trompe, ce n'est pas vrai. Tu n'étais pas toute seule, hier. Lawra était avec toi. Et là, aujourd'hui, c'est moi qui suis avec toi.

Il l'entraîna avec douceur, mais volonté, l'obligeant à se tourner vers lui. La crainte qu'il pouvait lire dans ses yeux lui fit mal.

- On est tous les deux, Maureen, répéta-t-il. Je ne te laisserai pas affronter cette peur toute seule. Tu me fais confiance, et c'est une très belle marque d'amour. Tu te souviens quand tu me demandais si tu me montrais assez que tu m'aimais ? Alors, oui, en me faisant confiance, tu le fais.

- J'ai peur de flancher, Mickaël... De ne pas te croire. De douter, avoua-t-elle.

- Ne doute pas de toi, dit-il avec fermeté.

- Je vais essayer, mais c'est difficile, reconnut-elle.

Il hocha la tête, compréhensif.

- Maureen, crois-moi, ce que nous vivons, ce que nous construisons tous les deux m'est trop précieux pour le mettre en péril avec une aventure d'un soir.

Le cœur de Maureen lui dit qu'elle devait, qu'elle pouvait le croire. Le regard de Mickaël était sincère.

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