Chapitre 137 : mercredi 30 novembre 2005
C'étaient maintenant les rives du Loch Long qui s'étiraient sous les yeux de Maureen. C'était en fait un des nombreux bras de mer qui découpaient la presqu'île entre Argyll et Loch Lomond. Mickaël avait décidé de le longer pour rentrer à Glasgow. Le trajet était à peine plus long qu'en prenant la route directe et cela leur permit d'admirer d'autres paysages.
Au bout du loch, ils arrivèrent à l'embouchure de la Clyde et, comme la nuit s'annonçait déjà, ils aperçurent le phare de Greenock, sur la rive en face, qui s'allumait. Il signalait ainsi l'entrée du port de Glasgow dont les feux apparurent bientôt dans le lointain. Ils se rendirent directement chez Ingrid et Henry qui les attendaient pour dîner. La maman de Mickaël avait préparé une bonne soupe de légumes et de pois cassés. Ils ne s'attardèrent pas et Henry les ramena chez le jeune homme où ils avaient prévu de passer la nuit.
Après le départ de son père, Mickaël proposa à Maureen de prendre un thé, lui-même ayant envie de s'offrir un petit whisky.
- Je veux bien un thé, oui, accepta-t-elle. Et je prendrais aussi volontiers une petite goutte de whisky.
- Ok, tu veux lequel ? demanda-t-il.
- Un de Talisker, celui qui avait les parfums si riches... répondit-elle.
- Excellent choix ! Par contre, pour le thé... Après ce whisky-là, ça ne va pas être facile... Le mieux, ce serait Puissant, mais il est à base de thé vert, ça va t'empêcher de dormir. Ou alors, Nomade éventuellement, mais il y a la menthe... Hum...
- Et Zen ? Il n'irait pas ? suggéra Maureen.
- Bof... répondit Mickaël d'un air dubitatif. Je crains que tu ne le goûtes pas très bien.
- Tant pis, je veux bien Zen quand même.
- Ok.
Il fit chauffer de l'eau, prépara une petite théière. Puis sortit une tasse, disposa le tout sur la table basse du salon. Alors, seulement, il ouvrit le placard des whiskys. Les bouteilles étaient maintenant bien tassées, au point que Maureen se demandait s'il y aurait assez de place pour en rajouter. Mickaël dut d'ailleurs en sortir plusieurs avant de pouvoir atteindre celle de Talisker. Il se saisit de deux verres et prit place à ses côtés.
Il prépara d'abord le verre de Maureen, en coupant le whisky avec un peu d'eau, puis servit le thé. Enfin il s'occupa de son propre verre et se servit une rasade assez conséquente.
Comme toujours, il prit le temps d'admirer la belle couleur ambrée du whisky, de s'imprégner de ses parfums, avant de le goûter.
- Il est vraiment très riche. Très agréable, rien qu'aux arômes. C'est une belle réussite. Ils ont un très bon assembleur, aussi, à Talisker, expliqua-t-il. Peut-être un des meilleurs de toute l'Ecosse à l'heure actuelle.
- Pas aussi bon qu'Al, quand même, dit Maureen un peu amusée.
- Ce que fait Al est très différent, dit Mickaël. C'est du grand art. Il travaille sur une production plus petite, ne cherche pas à faire plusieurs crus par an, mais un seul réussi par année. Avec, quand c'est possible, l'opportunité de le faire vieillir parfois longtemps.
- Il n'a pas fait plusieurs cinquante ans ? s'étonna la jeune femme.
- Il est peut-être parvenu à en faire deux ou trois fois dans sa carrière. Disons qu'il y a en réserve quelques tonneaux que Meg pourra faire vieillir jusqu'à cinquante ans.
- C'est donc elle qui en récoltera le fruit... dit-elle d'une voix songeuse.
- Oui. Et elle fera pareil pour ses enfants. Elle aussi réalisera quelques crus qui pourront vieillir longtemps, mais elle ne sera peut-être pas en mesure de les proposer elle-même, même si on ne peut que lui souhaiter une longue vie.
Maureen demeura un instant silencieuse, contemplant elle aussi la chaude couleur de son verre.
- Je trouve cela extraordinaire, reprit-elle enfin. Que l'on soit capable de créer quelque chose que soi-même on ne goûtera peut-être pas, qu'on ne pourra peut-être pas soi-même proposer à ses clients, à ses amis... Je comprends encore mieux quelle peut être la valeur de celui qu'Al t'a offert.
- Oui, dit Mickaël avec une légère émotion dans la voix. C'est le premier cinquante qu'il a pu créer. Le premier qu'il a pu mener jusqu'à cet âge.
- Est-ce que son père avant lui avait fait de même ?
- Je l'ignore, dit Mickaël en plissant légèrement le front comme s'il réfléchissait en même temps qu'il lui répondait. Je n'ai pas souvenir d'avoir entendu mon grand-père raconter ce genre d'anecdote. Mais Matt, le père d'Al, n'envisageait pas la production de whisky comme son fils l'a fait après lui. Al a apporté beaucoup de sensibilité, d'intuition, d'attention également dans le processus de fabrication. Matt avait des secrets qu'il lui a livrés. Mais ces secrets ne font pas tout. Al... Al est un créateur. Un vrai créateur. Et Meg sera sa digne héritière, cela, j'en suis certain. Et elle apportera peut-être même une dimension supplémentaire, en tant que femme. Je pense que nous aurons de quoi nous réjouir le palais durant de longues années, grâce à elle...
Maureen sourit. Elle eut une pensée émue et amicale pour le vieux monsieur aux cheveux blancs et aux yeux si bleus, et pour sa petite-fille. Car c'était là tout un patrimoine qui était en train de se transmettre et dont ils seraient les témoins.
- On le goûte ? fit Mickaël.
- Allons-y, sourit Maureen.
Et ils dégustèrent ensemble leur première gorgée. Mickaël en ferma à demi les yeux, repensant à leur visite avec John, Lawra et Sam sur Skye, aux bons moments qu'ils avaient passés là-bas. Il se souvint aussi de la soirée qui avait précédé leur visite à la distillerie, quand il avait entraîné Maureen vers la pointe de Waternish et qu'ils avaient assisté à ce magnifique coucher de soleil. L'été était loin maintenant, l'hiver prenait ses aises, resserrait son étau. Mais il offrait aussi bien des plaisirs, comme ces longues soirées et nuits dont ils pouvaient profiter.
Maureen appuya sa tête contre l'épaule de Mickaël, glissa sa main sur sa cuisse. Elle aimait ces moments de dégustation qu'ils s'offraient de temps à autre, car c'était pour elle d'autres moments de communion, d'entente et de partage. Dans ces moments-là, aussi, ils étaient dans leur monde.
- Alors ? fit-il. Aussi bon que sur Skye ?
- Oui, dit-elle. Mais je crois que j'en apprécie encore mieux les parfums ce soir. Parce qu'on est tous les deux, tranquilles.
- C'est cela aussi la magie d'une dégustation... sourit Mickaël. Lors d'une visite, on cherche à découvrir quelque chose de nouveau ou, au contraire, à retrouver un terrain connu. On essaye plusieurs crus, parfois des assemblages originaux... Mais il faut avoir à l'esprit des moments futurs, imaginer les circonstances dans lesquelles on pourra boire tel ou tel whisky.
- Avant... Je veux dire, ça t'arrivait souvent d'en boire seul ?
- Souvent, je ne peux pas dire... Disons qu'en général, le dimanche soir, oui, je m'offrais une petite dégustation pour moi-même. C'était un moment de détente dans ma semaine, un moment où je me posais, où je pouvais parfois réfléchir à quelques projets, envisager par exemple une visite à Mummy ou une petite excursion à droite à gauche. Je ne pensais pas au travail, je n'imaginais pas des plats, des préparations. Parfois aussi Sam ou Willy passaient et on faisait comme là, on se choisissait chacun son whisky, des fois le même, et on se buvait un ou deux petits verres, en discutant. Rarement plus.
Maureen ne dit rien, se blottit un peu plus contre Mickaël. En l'écoutant, elle imaginait très bien comment il pouvait vivre et partager ces moments. Et elle était heureuse, aujourd'hui, d'être avec lui et de vivre aussi cela avec lui.
Elle reprit une gorgée, reposa son verre sur la table. Puis se renfonça dans le canapé, reprenant sa place tout contre lui.
- Je t'aime, lui dit-elle en levant son visage vers celui de Mickaël.
Il tourna un peu la tête, plongea son regard dans les beaux yeux gris-bleus.
- Moi aussi, je t'aime, dit-il en effleurant sa tempe du bout des doigts.
Puis il l'embrassa tendrement, savourant de trouver sur ses lèvres soyeuses les mêmes parfums que ceux qui émanaient de son verre. Mais ce qui l'enivrait, ce n'était pas ces quelques gorgées de whisky, c'était elle.
La femme de sa vie.
Maureen.
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