Chapitre 23
Paris, vendredi 21 juin 2024
« Paris est une fête ». C’est un fait. Encore plus le soir du 21 juin, lorsque tout Paris sort dans les rues pour profiter des concerts donnés un peu partout à l’occasion de la fête de la musique. N’en déplaisent aux partisans du chanter juste, aux amoureux des mélodies harmonieuses, aux riverains sourcilleux du bon ordre, Paris est ce soir-là un joyeux foutoir, un formidable bataclan, festif et débridé, une ode à la joie de vivre et à l’inconséquence.
La place du Châtelet était à ce titre un concentré de cette ambiance de fête qui agitait toute la capitale.
— Tu peux me dire ce qu’on fait là ? me demanda Chloé. Et surtout, comment tu as fait pour avoir les clés ?
— Commence par t’avancer jusqu’au rebord et tu auras la réponse à ta première question. Le tout Paris s’offre à nous et on peut profiter de la musique en contrebas sans se coltiner la foule.
Chloé s’approcha du rebord de la Tour Saint-Jacques et, d’un regard, embrassa Notre-Dame, les Invalides, la tour Eiffel et le Louvre.
— Ouais, pas mal, ironisa-t-elle le sourire en coin. Mais je sais toujours pas comment tu as fait pour avoir accès à ce monument. Surtout ce soir.
Je me positionnai juste derrière elle, mes bras enlaçant sa taille, mon visage au creux de son épaule, mon souffle dans son cou.
— Ça, c’est classé secret défense, lui murmurai-je. Plutôt que de chercher le pourquoi du comment, laisse-toi plutôt envahir par la magie des lieux. Laisse la musique rythmer ta respiration et le soleil couchant guider ton regard.
Plus bas, la fête battait son plein. Les rues étaient noires de monde. La clameur populaire montait jusqu’à nous dans un délicat bruit de fond. Différentes musiques se mélangeaient les unes aux autres avant de nous parvenir dans une savoureuse dissonance. Mais là n’était pas l’important, j’étais au sommet du monde avec la seule personne qui importait réellement. J’y contemplais la vie présente et y projetais mon avenir. Un avenir que je voyais à deux.
— Chloé ? l’interrompis-je dans ses rêveries.
— Oui ? répondit-elle, le regard toujours perdu dans les toits de Paris.
— Je sais que ça fait moins d’un an qu’on se connaît, mais…
— En fait, ça fait exactement un an, me coupa-t-elle.
— Rassure-moi, tu ne comptes pas te réorienter vers des études d’ingénieur ? ironisai-je. Parce que si c’est le cas, t’es mal partie, on s’est rencontrés pour la première fois il y a seulement neuf mois.
Elle sourit, hocha la tête et se reperdit dans les toits de Paris.
— Chloé, je veux passer ma vie avec toi. Je viens de déménager pour un appartement plus grand et j’aimerais que tu viennes t’y installer avec moi.
Elle se retourna et plongea ses yeux dans les miens.
— Ça se comprend, je suis quelqu’un d’extraordinaire, plaisanta-t-elle.
— Je suis sérieux.
— Moi aussi, répliqua-t-elle du tac au tac.
— Chloé !
— Nathan !
— Ne jouez pas avec mes sentiments, Mademoiselle, ceux-ci sont trop fragiles et je ne le supporterais pas.
Elle se libéra de la sensuelle étreinte de mes bras et recula de quelques pas.
— Et si je veux rester libre ? Si je veux continuer à vivre ma vie comme je l’entends, sans entrave, sans contrainte ?
— Parce que c’est tout ce que je représente pour toi : une entrave ? m’indignai-je.
Elle baissa le regard, sa longue chevelure dissimulant son visage.
— Chloé ?! Je suis sérieux ! Je t’aime et veux passer le reste de ma vie avec toi !
Elle releva la tête, le regard sévère et triste, puis pouffa de rire :
— Tu verrais ta tête !
Je m’insurgeai :
— Je t’ouvre mon cœur et toi, tu en profites pour me tourner en ridicule ?!
Elle s’approcha alors de moi, passa ses bras autour de mon cou, puis susurra au creux de mon oreille :
— Sache que je serais ravie de traîner tes chaînes.
Et elle me sourit tendrement. Et je lui rendis son sourire, tout simplement.
Je me souviens encore du frisson qui parcourut son corps lorsque mes mains se posèrent sur ses hanches, de ses yeux verts qui plongèrent dans les miens, du contact de ses lèvres douces et de leur parfum sucré lorsque nous nous embrassâmes.
Le soleil venait de se coucher. Nous étions les plus heureux du monde et rien ne pouvait venir nous troubler. Pas même cet avion de chasse qui survola Paris à basse altitude. Pas même cet éclair de lumière au loin dans la nuit. Pas même cette détonation qui fit vibrer nos corps tout entiers. Pas même la foule qui se mit à courir et à hurler en contrebas.
Mais Chloé finit par interrompre notre baiser et me lança un regard inquiet. Je la fixai un instant, puis lui annonçai ce qu’elle savait déjà :
— Nous sommes en guerre.
Les bombardements durèrent toute la nuit. L’explosion qui détruisit l’Hôtel de Ville fit voler en éclats les vitres de la tour Saint-Jacques pendant que nous descendions nous mettre à l’abri. Chloé en fut légèrement blessée au bras.
Les parisiens s’entassèrent très vite dans les caves, les sous-sols et les parkings souterrains de la capitale. Au-dehors, les sirènes hurlaient sans réussir à couvrir le sifflement des bombes qui fendaient l’air sec de cette nuit d’été. A chaque fois que l’une d’entre elles atteignait sa cible, le sol se mettait à trembler sous nos pieds.
Au petit matin, le bruit et la fureur avaient laissé place à un silence de mort. Nous ressortîmes de notre cachette et ce que nous découvrîmes nous glaça d’effroi : une ville froidement abattue, coupée du reste du monde.
Annotations
Versions