Chapitre 1
Les doigts du colonel Schäffer faisaient nerveusement tourner la croix qui ornait sa poitrine. C'était une petite croix noire métallique, surmontée d'une feuille de chêne. De temps en temps, il interrompait cette activité pour réajuster ses lunettes sur le nez et reprenait sa lecture silencieuse, ainsi que ce geste répétitif.
— Eh bien colonel ! tonna une voix. Avez-vous un problème avec ces ordres ?
Le colonel ne se donna pas la peine de lever les yeux vers l'insolent. Il l'avait déjà jugé au premier regard: croix de fer seulement de seconde classe, grade inférieur et allure hautaine ; même avec son uniforme noir, ce n'était qu'un médiocre qui se prenait pour le centre du monde. Schäffer l'aurait volontiers envoyé se faire foutre comme il le méritait, mais une chose l'en empêchait. La signature au bas du document qu'il était encore en train de lire: "Reichsführer-SS Heinrich Himmler"
— Je n'ai aucun problème avec les ordres, capitaine. J'estime seulement à leur juste valeur les difficultés qu'ils vont provoquer. Vous n'êtes pas sans savoir que la Kriegsmarine a subi de très lourdes pertes et a une tâche à accomplir. Détourner ne serait-ce qu'un seul équipage de sa mission ne sera pas sans conséquences sur notre... productivité. Et je ne parle pas du moral des hommes qui seront fort surpris de se voir attribuer cette... mission.
— La seule tâche de la Kriegsmarine est de gagner la guerre !
— Je vous serais reconnaissant de ne pas élever le ton dans mon bureau, capitaine !
— Messieurs, si je peux me permettre, émit une petite voix.
Le propriétaire de cette voix était un civil. Le colonel Schäffer daigna lever les yeux sur lui. C'était un petit monsieur vêtu d'un costume à carreaux, d'un chapeau boule et d'une ridicule barbiche. Mais le plus déplaisant chez ce personnage, en plus de ses manières mielleuses et son teint basané, était la forme de son nez. Aux yeux du colonel Schäffer, il ressemblait étrangement à un professeur de mathématique polonais qui l'avait particulièrement irrité par ses jérémiades lorsqu'il l'avait arrêté... jusqu'à ce qu'il lui loge une balle dans la tête. Ce souvenir lui rendit le sourire et le petit monsieur prit ce sourire pour une marque de sympathie.
— Auriez vous un peu de schnaps, colonel ? La route a été longue et mes compagnons de voyage et moi-même avons bien besoin de nous détendre.
— Pardonnez moi Signore Barbo, fit le capitaine SS, mais nous sommes en service.
— Non, capitaine Bergmann, répliqua Schäffer, le Signore a tout à fait raison, nous avons besoin de nous changer les idées et reprendre cette conversation sur un meilleur pied. Karl ! Apporte-nous une bouteille et quatre verres... Voyez-vous capitaine, les instructions que vous me donnez posent quelques problèmes pratiques qui ne seront pas facile à gérer. Pour commencer, il faudra qu'un capitaine accepte la présence d'un civil à son bord, les exigeances que vous réclamez ne rendront pas la tâche facile, enfin il y a ces hommes que vous souhaitez intégrer à l'équipage.
— Dans votre dernier rapport, vous vous êtes plaint d'un manque d'effectifs.
— Ce n'était pas une raison pour vider les prisons et me jeter à la tête les détritus qu'elles contiennent. Ces hommes sont des gibiers de potence et je ne vois pas quel commandant serait assez fou pour les accepter à son bord.
— Nous avons pensé au Capitaine Bernhart Hammerschmidt, fit le Signore Barbo. Le Reichsführer a examiné son dossier et il estime que s'il y a un homme capable de dresser ces... "détritus" comme vous dites, c'est bien lui.
— En effet, répondit Schäffer. C'est un de mes meilleurs officiers. Un meneur d'hommes...
— Un véritable Parzifal, murmura Barbo.
— Un quoi ?
— Un Parzifal, colonel ! Oh, vous ignorez sans doute à quoi je fais allusion. Disons que chaque homme a un rôle à jouer dans cette aventure, et Parzifal est celui du Capitaine Hammerschmidt... Par contre, nous n'avons relevé qu'un seul point négatif à son équipage: le sergent Albrecht.
— Là, je vous arrête ! s'exclama Schäffer. Je connais assez bien le capitaine Hammerschmidt pour savoir qu'il remplira sa mission avec zêle et efficacité, et même qu'il pourra effectivement "dresser" les individus que vous allez lui coller dans les pattes. Mais jamais il n'acceptera qu'on le prive de ses hommes de confiance. Si vous avez des motifs légitimes pour écarter l'un d'entre eux, je suis disposé à les entendre, mais dans le cas contraire...
— Et la volonté du Reichsführer ? rugit l'officier SS. Ce n'est pas une raison suffisante ?
— Calmez-vous capitaine Grüber, répondit Barbo de sa voix mielleuse. Le capitaine Hammerschmidt est un homme de principe et le colonel Schäffer a bien raison de le soutenir. Je ne tiens pas à indisposer un tel homme. D'ailleurs, la réussite de notre mission dépend en partie de la foi que le commandant et ses officiers sauront inspirer à l'équipage. C'est même un atout que je tiens à préserver coûte que coûte et je m'accomoderai fort bien de l'équipage en place, même s'il n'est pas parfait.
Baltz Ludwig — soldat de première classe — Arrêté à Berlin pour avoir produit un faux certificat d'arianité afin d'entrer dans la SS.
Guterman Kurt — caporal — Arrêté pour avoir volé des objets de valeurs appartenant à l'actrice Charlotte Thiele.
Weiss Karl — soldat de deuxième classe — arrêté pour avoir tué accidentellement un camarade pendant une bagarre lors d'une escale.
— Hé bien colonel ? reprit Barbo. Vous ne dites rien ?
— Oh excusez-moi, répondit Schäffer. J'étais en train de relire les fiches de l'équipage. Mais je vous donne absolument raison, il faudra s'accomoder de l'équipage, même s'il n'est pas parfait.
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