Chapitre 4 : La piste de Kaïlye
Adallia était sortie du bâtiment par un autre chemin et avait descendu un long escalier extérieur qui menait en dehors de la zone de la Faculté d’Histoire. Devant elle, un grand parc avec des allées et des arbres s’étendait sur plusieurs hectares, et dans lequel les étudiants aimaient généralement se promener ou bien réviser à l’ombre des feuillages.
À cette heure-là, la plupart d’entre eux allait chercher de quoi se sustenter ou bien s’adonnait à des activités sportives. Adallia voulut elle aussi se changer les idées et se demanda si elle n’en profiterait pas pour appeler son amie Kaïlye. Comme Yu Kiao, Kaïlye était une Sythec originaire d’Ordensis. Adallia l’avait rencontré longtemps auparavant dans une autre académie de la Confédération. Toutes les deux s’étaient très vite liées d’amitié du fait de leurs personnalités et leurs idées. À l’époque, Adallia l’avait aidé aussi bien pour les études que pour des démarches administratives, et lui avait fait découvrir plusieurs régions stellaires de la Confédération.
Adallia appela Kaïlye à l’aide de son connecteur. À peine avait-elle lancé l’appel que son amie décrocha et lui dit :
— Hahaha, je savais que tu allais m’appeler ! J’en connais une qui a faim.
— Comment tu sais ? lui demanda faussement Adallia.
— Je te connais comme si je t’avais faite, railla Kaïlye. Je suis justement en train de faire des courses près du Temple ; je n’en ai pas pour très longtemps. On peut se retrouver là-bas, si c’est bon pour toi.
— Oui, ça me va parfaitement.
— À tout à l’heure alors.
— À toute.
Adallia était ravie, rien de mieux que d’aller manger avec sa meilleure amie après une journée un peu chargée. La jeune femme allait retrouver Kaïlye plus loin, à la Grande Bibliothèque de l’Académie, ou plutôt au « Temple » comme l’appelaient les étudiants en raison de l’ambiance très studieuse qui régnait à l’intérieur.
Il s’agissait du point névralgique de l’Académie, implanté au centre de celle-ci, là où il était le plus facile de se retrouver quand on venait de différentes facultés. Comme beaucoup de gens, Adallia aimait particulièrement s’y rendre ; l’environnement tout autour était très agréable, aussi bien pour flâner que pour admirer le paysage. C’était là-bas qu’Adallia allait le plus souvent faire ses recherches. En revanche, elle n’appréciait guère son bureau à la faculté, situé dans la même aile que celui de son directeur et qui lui paraissait trop morne et étriqué.
Adallia s’aventura dans le parc en face d’elle où plusieurs étudiants donnaient à manger à des oiseaux au plumage bleu-pourpre malgré l’interdiction de l’Académie de nourrir les animaux locaux. Elle scanna ensuite le badge de son connecteur à une borne de service pour libérer un module à qui elle demanda de montrer le chemin en direction de la Bibliothèque. Aussitôt l’information reçue, la petite boule grise se mit en route. La jeune femme suivit le cyber-robot à travers le reste du parc qui se prolongeait au nord-est de la Faculté d’Histoire, et avec au loin la silhouette majestueuse des montagnes qui se dressaient face à l’Académie.
Le soleil d’Ordensis commençait à se coucher. Des teintes nacrées de couleurs chaudes apparurent dans le ciel et les derniers rayons de soleil se reflétèrent sur les structures étincelantes des bâtiments environnants. Adallia admira le paysage devant elle et savoura cette balade bucolique jusqu’à ce que son connecteur se mit brutalement à clignoter. C’était un message de Kaïlye lui demandant de l’attendre directement devant la Bibliothèque quand elle serait arrivée.
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Adallia déboucha au niveau d’un lac que plusieurs passerelles permettaient de franchir. Entre ces dernières se trouvaient de vastes pontons avec des kiosques où beaucoup de personnes s’étaient retrouvées pour boire et discuter. De l’autre côté du lac, le module d’assistance se dirigea vers ce qui s’apparentait à une petite forêt. Adallia aperçut à l’horizon, derrière la cime des arbres, les tours de la Bibliothèque aux teintes orange et bronze et au-dessus desquelles flottaient des éléments en gravitation représentant des systèmes stellaires de la Confédération.
Le chemin qui parcourait la forêt était ponctué de lumières blanches qui s’allumèrent au crépuscule et donnèrent un aspect un peu féerique au lieu en plus des nombreux insectes luminescents qui émergeaient des feuillages épais. Adallia ne connaissait pas bien la faune et la flore d’Ordensis, mais elle savait qu’il fallait faire attention à certaines plantes. Ceci expliquait notamment la présence de grillage le long des chemins forestiers, plusieurs accidents s’étant déjà produits par le passé.
Le module d’assistance conduisit la jeune femme vers la sortie de la forêt où était plantée une autre borne de service. Automatiquement, le module se positionna au-dessus de la borne où il indiqua avoir atteint la zone de la Bibliothèque. Remarquant qu’Adallia avait légèrement sué en raison de la chaleur et de la pesanteur, le cyber-robot lui conseilla de prendre une pastille minéralisée pour se rafraîchir. Comme Adallia n’en avait plus dans sa sacoche, l’assistant lui désigna un kiosque marchand à proximité pour en acheter avant de retourner se mettre en veille dans la borne de service.
Une fois la pastille achetée et l’énergie récupérée, Adallia poursuivit les quelques mètres qui restaient à parcourir. Non loin, à l’orée de la forée, une rivière s’écoulait le long d’un tapis rocheux qui s’enfonçait dans des crevasses vers l’est, en direction d’une colline où trônait la magnifique Bibliothèque. Immense, elle était utilisée par l’ensemble de la communauté académique. Les courbes majestueuses dorées et sculptées sur les flancs des différents bâtiments en imposaient certainement à tous les visiteurs. De plus, des sculptures en marbre beige s’élevaient de chaque côté des escaliers qui menaient au portes massives, grandes ouvertes au savoir.
Adallia sentit un courant d’air passer très rapidement dans son dos et une main taper sur son épaule.
— Alors, comme ça on m’attendait ? fit Kaïlye, ironique.
Adallia vit que son amie avait surgi à tout vitesse derrière elle. Kaïlye, plus grande qu’Adallia, avec sa silhouette élancée et son teint bleuâtre, presque lapis-lazuli, croisait les bras, un sourire provocateur sur son visage aux contours fins et parfaitement symétriques.
— Ce soir, on mange à la maison ! Cela te convient ? demanda-t-elle en rajustant ses cheveux longs et bruns.
— Parfait ! répondit Adallia.
Pour rejoindre le village où résidait Kaïlye, situé au sud-ouest, sur la côte, il fallait se rendre à l’une des nombreuses stations de monorails qui parsemaient l’Académie. L’une d’entre elles se trouvait justement dans la zone du Temple, et Kaïlye ouvrit la voie.
— Comment a été ta journée ? lui demanda Adallia.
— J’ai passé tout mon temps au labo. Mes collègues du Centre se sont trompés dans des pièces que je leur avais commandées ; j’ai dû faire des pieds et des mains pour avoir finalement ce que je voulais. Ensuite, j’ai décidé de filer au marché près du Temple pour faire quelques emplettes et acheter de quoi manger pour ce soir, expliqua Kaïlye en montrant l’intérieur d’un sac rempli de denrées. Du coup, tu m’as appelée au bon moment.
Kaïlye était plutôt bonne cuisinière et Adallia se réjouissait toujours de pouvoir manger ses plats. C'était également l'une des meilleures chercheuses qu’Adallia connaissait. Elle travaillait sur le monde cybernétique, mais contrairement à Adallia, Kaïlye était spécialisée en ingénierie, et effectuait ses recherches au Centre des sciences cybernétiques de la Faculté des Technologies.
Cette faculté avait pour objectif d’étudier l’avancée technologique des autres espèces afin que les apprenants de l’Académie pussent comprendre et savoir manipuler des connaissances différentes de celles des Humains. Toutefois, Kaïlye ne donnait pas de cours et travaillait seulement dans la recherche. Elle était un pur produit scientifique, complètement dans son élément lorsqu’il était question de bidouiller quelque chose.
— Et toi, comment se sont passés tes cours aujourd’hui ? demanda à son tour Kaïlye.
— Les étudiants sont réceptifs à ce que je leur dis, répondit Adallia. En première année, ils sont encore dociles, j’imagine...
— Si un jour tu as besoin que je leur file une leçon de mécanique, fais-moi signe.
— Ils ont des cours théoriques dans ce domaine, mais je suis sûre qu’un peu de pratique leur ferait du bien.
Kaïlye aimait parler de son travail et de ses expériences en cybernétique. Sa personnalité bien trempée et ses connaissances feraient sans doute sensation auprès des étudiants. De plus, Adallia la considérait comme la sœur qu’elle n’avait jamais eu et sur qui elle pouvait compter contre vents et marées. Toutes les deux avaient sensiblement le même âge, et comme la majorité des Sythecs, Kaïlye possédait un fond profondément bon et altruiste qui inspirait la confiance.
À l’époque de leurs études, c’était d’ailleurs elle qui avait conseillé à Adallia de rencontrer Yu Kiao. Kaïlye le connaissait bien puisque les deux Sythecs étaient originaires d’Ordensis. Par la suite, à l’issue de plusieurs échanges, Yu Kiao avait proposé à Adallia un travail en tant qu’enseignante-chercheuse à l’Académie d’Ordensis afin de financer et poursuivre ses recherches. Comme Kaïlye avait déjà un poste qui lui était destiné au Centre des sciences cybernétiques, Adallia avait sauté sur l’occasion et ne l’avait pas regretté une seule seconde. En effet, si elle était restée dans d’autres systèmes de la Confédération, ses recherches auraient pu être limitées, voire orientées dans une direction contraire à ses attentes. Ici, elle avait une plus grande liberté d’action, et Yu Kiao pouvait la soutenir ; d’autant plus que celui-ci, comme la plupart des Sythecs, se méfiait de l’influence politique de la Confédération. Le fait de se trouver dans des systèmes situés en périphérie des zones de pouvoir conférait aux Sythecs une autonomie scientifique plus importante. Et bien que l’Académie d’Ordensis fût placée sous la juridiction de la Confédération, c’était bel et bien les Sythecs qui en tenaient les rênes.
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À la station de monorail, beaucoup d’étudiants affluèrent de la Bibliothèque pour pouvoir prendre une navette. Adallia et Kaïlye se faufilèrent dans la foule que les agents de la gare tentaient tant bien que mal de réguler.
Adallia remarqua parmi les étudiants des Humains avec des mutations différentes de celles des Sythecs, révélant ainsi l’attractivité de l’Académie au sein de la Confédération. Ces mutations n’étaient pas toujours très évidentes, mais Adallia, très physionomiste, arrivait à déceler les éléments qui faisaient la différence. Cela se jouait parfois sur la façon dont la lumière se reflétait sur la peau, les cheveux ou les yeux. Chez d’autres, les changements étaient plus marqués avec une forme allongée du crâne, des courbures osseuses prononcées, surtout au niveau des traits du visage, et une posture du dos plus courbe que chez les Humains classiques. Adallia aimait décrypter l’apparence des personnes pour deviner leur origine au sein de la Confédération. Toutefois, elle prenait soin à ne pas trop les fixer pour ne pas paraître malpolie.
La jeune femme et son amie se frayèrent un chemin au milieu de cette marée « humaine ». Elles allèrent scanner leurs badges professionnels sur des bornes dédiées au personnel de l’Académie et purent passer devant tout le monde.
Arrivées sur le quai en hauteur, elles se jetèrent dans un wagon d’une navette en stationnement tandis qu’un son aigu et une lumière jaune clignotante indiquèrent que les portes allaient bientôt se fermer. À l’intérieur du monorail, les deux amies purent trouver des places où s’asseoir et souffler un peu.
— Ouf, on a failli le rater celui-là ! fit Kaïlye soulagée.
— À ta dégaine d’étudiante, on aurait pu se faire refouler aux bornes, ironisa Adallia en référence au débardeur et au pantalon de labo que portait encore Kaïlye.
— Hahaha, tu ne crois pas si bien dire ! Une fois un agent m’a demandé de lui montrer mon badge, car il croyait que j’étais entrée par effraction en passant par les bornes du personnel.
Pendant qu'elles riaient , la navette se mit en mouvement et, en quelques secondes, partit à toute vitesse le long des rails surélevés qui, sur cette ligne, faisaient le tour de l’Académie.
Adallia observa le paysage et put voir que le monorail avait déjà dépassé le lac par lequel elle était arrivée plus tôt pour rejoindre la Bibliothèque. À l’est, les montagnes baignaient déjà dans la pénombre et seuls des points lumineux, suggérant des vaisseaux en mouvement, sillonnaient le ciel. À l’ouest, en revanche, vers la côte, le ciel était dégagé et le soleil d’Ordensis émettait encore de minces rayons de lumière.
À travers la fenêtre du wagon, Adallia pouvait voir l’Académie défiler sous ses yeux et s’illuminer au fur et à mesure que la nuit approchait. Les lumières se reflétaient dans les pupilles de Kaïlye qui avait la particularité d’avoir des yeux plus grands que chez les Humains classiques et qui étaient teintés d’un bleu turquoise magnifique.
— Au fait, tu n’avais pas rendez-vous avec Yu Kiao aujourd’hui ? interrogea tout d’un coup cette dernière.
— Si, j’étais avec lui juste avant de te rejoindre.
— Alors, tout va bien ?
Adallia haussa les épaules pour lui faire comprendre que cela aurait pu être mieux.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit exactement ?
— Il m’a dit que je devais changer d’approche si je voulais passer le comité d’évaluation académique sans trop souffrir.
— Il n’a pas tort, lui dit Kaïlye d’un air sérieux, tu dois être capable de prouver ce que tu dis si tu veux garder ta place.
— Oui, je sais… soupira Adallia.
La jeune femme était un peu jalouse de Kaïlye, car elle la savait plus apte à satisfaire les conditions d’un contrat de recherche.
— Ah, ne t’en fais Adallia, lui dit son amie d’un ton réconfortant et en lui agrippant le bras. Qu’est-ce qu’il t’a conseillé au juste, Yu Kiao ?
— En fait, il m’a dit de me tourner vers l’art.
— Comment cela ? fit Kaïlye d’un air étonné.
— D’après lui, les Assegaï pourraient étudier les éléments imagiers issus d’autres cultures afin de s’en inspirer et d’élaborer des paradigmes propres aux Cyborgs.
Kaïlye réfléchit un instant.
— Ce n’est pas tout à fait bête quand on y pense, finit-elle par dire. Il y a une certaine logique dans ses propos.
— Oui, cela permettrait de mieux comprendre ce qui préside aux relations et aux interactions des Cyborgs, et appuierait l’idée d’une culture cybernétique. Mais maintenant la question est de savoir où chercher…
Les yeux plissés, et toujours en pleine réflexion pour pouvoir aider Adallia, Kaïlye eut une idée :
— Je sais ! Tu peux essayer de te renseigner sur Koutcha, lui dit-elle avec un sourire qui redonnait de l’espoir.
— Koutcha… fit Adallia qui, à son tour, prit un air songeur.
Il s’agissait d’une planète lointaine située en dehors de la Confédération. On appelait cela une « planète-frontière », car plusieurs espèces pouvaient y occuper des portions de territoires et interagir entre elles. Ce type d’environnement était généralement implanté près des zones en cours d’exploration pour favoriser les échanges et limiter les tensions issues de la pression qu’exerçait la colonisation de l’espace. Koutcha était l’une de ces planètes où échangeaient les différents êtres de la Galaxie. Mais elle était aussi localisée dans un système contrôlé par les Cyborgs qui avaient été les premiers à s’installer sur Koutcha et en assuraient la gouvernance globale. Adallia s’en était très peu préoccupée, car les échanges entre les Cyborgs et les différentes espèces y étaient moins développés qu’ailleurs et que l’accès aux Humains s’était fait seulement quelques années auparavant.
— Tu connais beaucoup de choses à propos des Cyborgs sur Koutcha ? demanda la jeune femme à Kaïlye.
— Non, j’ai simplement entendu dire que les Assegaï y achetaient des antiquités. C’est pour cela que je viens d’y penser. Comme il ne s’agit pas d’un pôle d’échanges technologiques, notre centre de recherche n’a pas voulu approfondir davantage sur cette planète. Dans ton cas, tu trouveras peut-être des informations relatives à tes travaux...
— Des antiquités ?! fit Adallia, surprise.
— C’est ce qu’on m’a dit, mais je ne sais pas exactement de quoi il en retourne, c’est pour cela que tu devrais creuser dans cette direction.
C’était la première fois qu’Adallia entendait parler d’une telle activité chez les Assegaï. En y réfléchissant bien, elle se dit que cela pouvait être intéressant de fouiller de ce côté-là.
— Cela ne coûte rien d’essayer, dit la jeune femme. Merci pour le tuyau.
— De rien, répondit Kaïlye, contente d’avoir redonné le sourire à son amie. Ce que je te propose, c’est qu’on aille ensemble demain matin au Centre des sciences cybernétiques. Je te présenterai à l’un de mes collègues, il travaille aux archives ; c’est lui qui a récolté les données en provenance de Koutcha et qui m’en a parlé. Normalement, il sera en poste demain.
— Tu crois qu’il acceptera de me partager des informations du Centre ?
— C’est un imbécile prétentieux, mais il a un faible pour moi, fit Kaïlye toute fière d’elle. Tu verras, ça passera sans problème.
Tout en souriant aux paroles de Kaïlye, Adallia se dit qu’elle avait vraiment de la chance d’avoir une amie comme elle. L’esprit plus apaisé, Adallia posa sa tête contre la vitre du monorail.
Dehors, à mesure que la nuit tombait, les bâtiments des cours et des bureaux s’éteignaient progressivement, au contraire des zones marchandes et de restauration qui connaissaient un regain d’activité et brillaient de mille et une lumières. Des panneaux animés y faisaient la publicité de loisirs et invitaient les étudiants à consommer pour leur plus grand plaisir.
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En s’enfonçant en direction du sud-ouest, vers la côte, le monorail se dirigea vers les zones périphériques de l’Académie. À certaines stations, on pouvait voir des étudiants et même des professeurs descendre pour assister aux courses de motos-jet qui étaient organisées le long de grands circuits, spécialement dédiés à ces motos à gravitation. Adallia vit que Kaïlye regardait les lieux avec envie. Son amie était amatrice de sensations fortes et y participait dès qu’elle le pouvait.
Un peu plus tard, le monorail s’arrêta à la station la plus au sud de l’Académie. Adallia et Kaïlye devaient y descendre avant que la navette ne reprît son chemin et ne bifurquât vers le nord. Ici, très peu de personnes sortaient ; c’étaient surtout les habitants locaux qui fréquentaient les environs. En revanche, les jours de congés, la masse des étudiants pouvait affluer pour se rendre sur la côte et profiter de la mer.
À la sortie de la gare, les deux amies se retrouvèrent seules dans la nuit sur un vaste terrain vague. Adallia et Kaïlye empruntèrent une route en pente descendante vers l’ouest d’où l’on pouvait déjà distinguer des collines rocheuses et des lumières qui émanaient d’un village sythec faisant face à la mer.
Ici, on l’appelait le « Village des Dunes » en raison des collines de sables qui bordaient les plages environnantes. Kaïlye, qui n’avait jamais connu ses parents, y avait été élevée par son grand-père et sa grand-mère maternels. À leurs morts, ils lui avaient légué la maison familiale dans laquelle elle continuait de vivre depuis. Adallia s’y rendait très souvent, cela lui changeait de l’ambiance de l’Académie qui lui pesait parfois. Elle avait également un logement de fonction, mais comme pour son bureau, elle le trouvait trop terne et sans vie. À force de passer du temps chez Kaïlye depuis son arrivée sur Ordensis, cette dernière lui avait aménagé une petite pièce dans un ancien bureau, près du salon, où Adallia pouvait dormir si elle décidait de rester.
Les deux amies prirent de petits chemins tortueux qui sinuaient à travers des monticules parcourus par un tapis d’herbes. La clarté des deux lunes d’Ordensis révéla la silhouette des roches qui s’élevaient en forme de grosses cheminées sur les collines. Le jour, grâce au soleil, la terre ocre qui les recouvrait leur donnait une teinte rosâtre particulièrement jolie. Au-delà de ces tertres rocheux, Adallia et Kaïlye poursuivirent par un passage qui permettait d’aboutir de l’autre côté des collines.
Elles parvinrent tranquillement au village. Les divers maisons, moulins et structures communes étaient disposés sur des crêtes qui dominaient la mer et abritaient de petites loupiotes vertes ou jaunes. Tous les murs des maisons sythecs étaient peints en blanc alors que les toits, qui avaient tendance à monter en hauteur et à devenir plus étroits au bout, étaient recouverts de tuiles de couleurs différentes selon les maisons.
Les deux amies avancèrent dans le village paisible jusqu’à l’une des crêtes où plusieurs maisons éparses et isolées avaient été construites. Par le biais d’un petit sentier qui menait directement aux dîtes maisons, elles rejoignirent celle de Kaïlye qui surplombait la mer. La sienne était une maison sur deux étages avec un toit rouge, ainsi qu’un balcon en bois tourné vers la mer et une remise où elle entassait tout ce qui pouvait lui servir pour faire de la mécanique. Sa maison était aussi dotée de plusieurs petites éoliennes tout autour qui fournissaient de l’énergie en continu.
Au moment où Adallia et Kaïlye franchirent la porte d’entrée en rigolant à propos de leurs aventures passées, une voix résonnante se fit entendre :
— Ah ça y est, vous voilà !
Un Androïde métallique gris et blanc déboula à toute allure devant les deux comparses. Il possédait une tête ovale équipée de grands yeux bleus rappelant ceux de Kaïlye et une bouche articulée presque aussi large que son visage. Son buste était lui-même fixé sur une roue motrice luminescente, elle aussi bleue, qui lui permettait de mouvoir dans toutes les directions.
— Tu tombes bien, BIDI-O ! fit Kaïlye en posant ses affaires près de la porte. J’ai acheté des choses pour cuisinier.J’aurais besoin que tu ailles au potager près de la remise pour cueillir quelques légumes en plus, tu veux bien ?
— Sûrement pas ! fit l’Androïde d’un ton provocateur et en croisant les bras.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que tu m’as promis de m’aider à installer l’adaptateur sur le G-Force pour que je puisse m’y connecter.
— Je n’ai jamais promis cela, BIDI-O ; j’ai juste dit que je finirai de brancher les circuits électriques de l’adaptateur. Mais ce matin, j’ai eu quelques soucis au labo et je n’ai pas eu le temps de terminer.
— Tu as l’adaptateur avec toi ? demanda de façon toujours insolente le petit robot.
— Oui, il est dans mon sac, mais comme je te l’ai déjà dit, je n’ai pas fini.
— Ce n’est pas grave, on peut finir ce soir, surenchérit l’Androïde avec plus d’enthousiasme.
— Maintenant, je préférais plutôt manger un bon repas, et en plus Adallia est avec nous, fit Kaïlye en pointant du doigt vers le palier, là où se tenait son amie qui s‘amusait de la scène. Je suis fatiguée, on verra cela demain, d’accord ?
— Salut Adallia, fit BIDI-O d’un ton plus gentil avant de revenir sur Kaïlye et de dire d’une voix ferme. Non !
— Si !
— Non ! Tu m’aides à installer l’adaptateur et ensuite vous mangerez.
— Ok, je te propose ceci, répondit Kaïlye d’une voix lasse et désabusée, tu m’aides à faire la cuisine, Adallia et moi mangeons, et ensuite je t’aiderai à terminer et mettre en place l’adaptateur.
— Hourra ! s’écria soudainement le petit robot qui partit à toute berzingue chercher des légumes à l’extérieur.
— Je te jure…Il est fou !
Le G-Force était la moto-jet de Kaïlye. En plus des courses, elle tentait avec BIDI-O, l’Androïde qu’elle avait elle-même conçu, de faire des expériences. Kaïlye essayait de mettre au point un adaptateur qui aiderait BIDI-O à garder le contrôle de son propre corps tandis qu’il pratiquerait le transfert de conscience dans la moto-jet. Les Androïdes ne pouvaient effectivement contrôler qu’une seule machine à la fois, contrairement aux Cyborgs qui pouvaient transférer simultanément leur conscience dans plusieurs d’entre elles et pratiquer la démultiplication des corps.
En bonne chercheuse, Kaïlye tentait ainsi de percer les secrets de la supraintelligence cybernétique en misant beaucoup sur BIDI-O. Il ne s’agissait toutefois pas pour l’Androïde de devenir un Cyborg. Cela aurait nécessité une transformation technique dont il n’était pas possible de prendre la pleine mesure dans l’état actuel de la recherche. Il était plutôt question de se rapprocher de la singularité technologique des Cyborgs à l’échelle des Androïdes afin d’en comprendre les mécanismes.
— Vous avez avancé dans vos expériences ? demanda Adallia à Kaïlye alors que son amie filait dans la cuisine pour préparer les fourneaux.
— Oui, mais il y a plusieurs problèmes qui persistent. On sait que les Cyborgs utilisent des réalités virtuelles dans leur structure interne pour y stocker leur mémoire et transférer leur conscience vers d’autres machines. Mais dans le cas de BIDI-O, c’est plus complexe, car sa configuration d’Androïde ne possède pas ce genre d’outil. C’est pourquoi, il n’arrive pas à maintenir très longtemps sa conscience à la fois dans son corps et dans la moto-jet. Il lui faut un support technique externe qui utilise des réalités virtuelles pour l’aider.
— Tu as trouvé une parade ? continua de demander Adallia, intriguée.
— J’ai peut-être trouvé une configuration technique qui pourrait l’aider. C’est en cours de test : le fameux « adaptateur ».
— En tout cas, il a l’air d’avoir hâte de s’amuser avec ton G-Force.
— C’est parce que si on réussit, il espère pouvoir contrôler plusieurs motos-jet en même temps et faire des courses avec son propre double... répondit Kaïlye.
Les deux jeunes femmes rirent en s’imaginant la scène. Mais Adallia, qui connaissait bien son amie, pouvait voir que derrière ce rire quelque chose la tracassait. Et presque aussitôt après, Kaïlye adopta un air soucieux et lui dit :
— Plus sérieusement, j’ai aussi remarqué une chose assez étrange, je dois dire.
— Quoi donc ?
— À mesure qu’on progresse, j’ai réalisé que BIDI-O développait des réactions inhabituelles qui perturbent sa personnalité.
— Comme quoi par exemple ?
— Il lui arrive d’avoir des absences plus ou moins prolongées après les tests, ou bien il est persuadé d’avoir dit quelque chose alors que ce n’était pas le cas...
Bien que troublée par ce que lui disait son amie, Adallia comprenait pourquoi Kaïlye n’était pas tout à fait sereine. En outre, il avait été démontré que les Cyborgs possédaient une intelligence schizophrénique naturelle, ce qui leur permettait de pratiquer la démultiplication des corps. Cependant, le développement de la singularité technologique chez les Androïdes, en vue de les rapprocher de la supraintelligence cybernétique, risquait d’affecter le système et le comportement de ces derniers. Les modèles de simulation prédisaient systématiquement ce genre d’anomalie, mais il n’était pas possible de savoir comment allait y réagir exactement un Androïde. Les expériences sur la démultiplication des corps pouvaient donc avoir des conséquences imprévisibles sur chacun d’entre eux.
— Tu savais que cela se produirait. Quelque part c’est une bonne nouvelle, cela veut dire que vous vous rapprochez du but, finit par dire Adallia qui cherchait à réconforter son amie.
— Oui... On verra bien, répondit simplement Kaïlye d’une voix pragmatique.
Même si elle et BIDI-O avaient accepté ce risque préalablement à leurs travaux, c’était la première fois que Kaïlye s’inquiétait vraiment pour la sécurité de l’Androïde et avait du mal à cacher ses angoisses à ce sujet. Visiblement contrariée, elle expliqua préférer ne plus aborder le sujet pour le moment. Plusieurs questions jaillissaient dans la tête d’Adallia, mais la jeune femme respecta le souhait de son amie et n’ajouta rien.
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Les deux amies passèrent le reste de la soirée à faire la cuisine, ce qui leur rappela l’époque où elles étaient étudiantes et qu’elles se faisaient à manger tout en faisant attention à ne pas trop dépenser pour économiser et partir en voyage. Ce dilemme avait été particulièrement difficile pour Adallia qui, bonne vivante, aimait se faire plaisir question nourriture.
Les deux jeunes femmes engloutirent leur repas avant de s’affaler un peu plus tard sur les divans du salon, repues. L’ambiance de cette pièce était très agréable, car de jour comme de nuit, elle était chaleureuse. Kaïlye y avait même ajouté une cheminée qui produisait des flammes et braises en hologrammes, donnant l’impression de crépiter près des tapis qui recouvraient le sol du salon.
Adallia se sentait un peu ballonnée. Son corps avait encore du mal à digérer la cuisine locale. Afin de ne plus penser aux gargouillements étranges provenant de son estomac, Adallia regarda les nombreux objets personnels de la maisonnée qui clairsemaient les étagères du salon et rappelaient un passé révolu.
— Tu ne me les as jamais présentés, fit remarquer Adallia au moment où son regard s’arrêta sur une série de photos.
— Ce sont des membres de ma famille qui sont disséminés un peu partout dans les systèmes sythecs, expliqua Kaïlye. Mais j’ai toujours des oncles et des tantes sur Ordensis, je t’emmènerai les voir à l’occasion. La plupart d’entre eux étaient des prospecteurs de systèmes stellaires. Quand j’étais petite, mes grands-parents, qui étaient ingénieurs les aidaient à concevoir des engins capables d’explorer l’espace plus facilement. Malheureusement, quand les Cyborgs ont commencé à se développer près des frontières, la compétition pour la colonisation de nouveaux systèmes est devenue plus rude. Cela a considérablement ralenti leur travail.
En entendant ces mots, Adallia se dit que d’une façon ou d’une autre, leurs recherches étaient liées puisque celles-ci concernaient la compréhension du monde cybernétique et pouvaient aider les Humains à mieux coexister avec les machines. Adallia se disait que si elle réussissait à prouver que les Cyborgs mettaient au point une culture qui leur était propre, alors cela ne les éloignerait pas tant que cela des êtres biologiques. De même, les recherches de Kaïlye permettraient peut-être un jour de rapprocher plus directement les Humains des Cyborgs grâce aux Androïdes qui pourraient faire le lien entre les deux.
Les deux amies se laissèrent plonger dans leurs songes avant que BIDI-O ne déboulât dans le salon et ne les en extirpât :
— J’ai besoin de toi pour m’aider à installer l’adaptateur, Kaïlye !
— Ça va, c’est bon, j’arrive, rétorqua l’intéressée en se sortant péniblement du divan. Tu veux venir voir, Adallia ?
— Non, je suis fatiguée, je vais aller dormir, répondit la jeune femme en s’étirant et en baillant. Vous me montrerez ça une autre fois.
— Comme tu voudras, repose-toi bien, fit Kaïlye.
— Bonne nuit, Adallia ! lança le robot, tout heureux de retourner travailler.
La jeune femme salua ses amis et leur souhaita bon courage. Elle se sortit du divan dans un suprême effort et rejoignit sa chambre dans une petite salle à proximité.
Adallia se laissa tomber, épuisée, sur le lit, ce qui fit trembler la commode en bois juste à côté. Elle regarda un instant la voûte étoilée à travers la fenêtre de sa chambre, puis, aux sons des rouages et des disputes entre Kaïlye et BIDI-O venant de l’extérieur, elle sombra progressivement dans un profond sommeil.
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