Chapitre 7 : La vie cybernétique
Adallia s’était abritée sous le feuillage des arbres d’une colline qui surplombait la zone du Temple. À l’heure du déjeuner, le soleil tapait fort et la lumière devenait particulièrement désagréable. La jeune femme avait hâte de finir son repas acheté à un vendeur à la sauvette et de filer à la Bibliothèque pour commencer ses recherches. Un travail long et fastidieux l’attendait, car elle devrait être méticuleuse et procéder à un travail de lecture assidue des différentes données.
Après avoir fini de manger, Adallia se leva d’une traite et descendit la colline à une cadence soutenue afin de rejoindre au plus vite les salles rafraîchissantes du Temple. Elle monta ensuite de petits escaliers qui menaient à l’une des ailes adjacentes de la structure et pénétra à l’intérieur par un sas d’entrée.
Dans la Bibliothèque, ses lunettes ajustèrent la luminosité afin d’y voir clairement. L’air y était apaisant, et Adallia se sentait déjà mieux. Plus loin, dans la grande salle, des rayons entiers d’ouvrages numériques et anciens s’amoncelaient sur plusieurs dizaines d’étages. Des cyber-robots archivistes devaient y grimper pour aller chercher les livres et redescendre.
Au centre de la salle, d’infinies rangées de tables parcouraient le sol et offraient un lieu idéal pour consulter les ouvrages. L’ambiance y était très studieuse, et à l’exception de quelques raclements de gorge et du bruit des machines, le silence régnait. À l’entrée principale, les portes dorées de la Bibliothèque étaient fermées, le temps que le soleil d’Ordensis commençât à se faire moins oppressant et ne gênât les étudiants.
Mais Adallia n’avait rien à faire ici, les données dont elle avait besoin était d’une toute autre nature. Il s’agissait d’informations dématérialisées rendues accessibles par l’entremise de Sihryme, l’archiviste du Centre des sciences cybernétiques, dans des serveurs privés de l’Académie. Le seul moyen de les consulter était de se connecter au réseau et d’accéder aux dits serveurs.
Adallia rejoignit le pavillon arrière de la Bibliothèque. Elle scanna son badge sur des bornes prévues à cet effet et accéda aux salles de recherche qui étaient réservées au personnel académique ou aux étudiants à des niveaux avancés. La jeune femme se dirigea sur une plate-forme à gravitation avant de monter à l’étage supérieur où se trouvaient plusieurs de ses collègues de différentes facultés. Comme beaucoup d’enseignants-chercheurs étaient amenés à travailler dans des domaines pluridisciplinaires, il n’était pas rare de voir tout ce petit monde se mélanger.
Adallia marcha quelques minutes, puis finit par trouver une salle disponible où elle s’assit à un bureau et y activa l’écran de travail. Une fois connectée aux serveurs privés du Centre des sciences cybernétiques, la jeune femme tapa sur un clavier tactile le code donné par l’archiviste sur un papier contenant toute une série de numéros. La méthode était assez rudimentaire, mais dans les faits, la transmission d’un code de la main à la main était presque plus sûre que d’utiliser l’information numérique et de se faire pirater. Aussitôt le code validé, l’ensemble de la base de données défila devant les yeux écarquillés de l’intéressée qui s’étonna de voir autant d’informations à propos d’une planète comme Koutcha. Le travail de sélection ne faisait que commencer.
Adallia décida de réorganiser directement la base de données à l’aide d’outils numériques, et se mit à catégoriser les publications par thème pour ne pas passer à côté d’une information essentielle qui pourrait l’orienter dans ses recherches. En milieu d’après-midi et après plusieurs heures harassantes de classement, quelques sujets majeurs, qui allaient composer le corpus de documents à étudier en détail, se dessinèrent. Parmi eux, la jeune femme en distingua trois principaux : les composantes géospatiale, géographique et géologique de Koutcha, l’organisation structurelle de la planète et la nature des échanges entre les différentes espèces.
Et alors qu’Adallia était engloutie par son travail, son connecteur la rappela à la dure réalité. Elle avait un cours à donner aux deuxième année sur la colonisation de l’espace par les Cyborgs et leur développement technologique à des fins énergétiques. La jeune femme détestait ce genre de moment, celui où il falait interrompre ses recherches. Une fois les lieux quittés, il lui serait difficile de penser à autre chose et d’enseigner correctement. De même, une fois son cours terminé, elle aurait beaucoup de mal à se remettre à travailler sur ses recherches. Pourtant, malgré ce cercle vicieux, il lui fallait partir sur-le-champ. Ni une ni deux, elle enregistra son travail et éteignit son écran avant de rejoindre la sortie.
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Les jours suivants passèrent ainsi de la même façon pour Adallia qui alternait son temps entre les cours à la Faculté d’Histoire et ses recherches au Temple. Pour la première fois en quelques mois sur Ordensis, elle s’était délibérément isolée et ne retournait plus comme à l’accoutumé au Village des Dunes pour retrouver Kaïlye et BIDI-O.
Ces derniers savaient que leur amie était occupée, et même temps, un peu de mauvaise humeur ; ce qui était le cas à chaque fois que celle-ci se concentrait sur ses recherches et qu’elle avait des difficultés à en voir le bout. Kaïlye et BIDI-O la laissaient donc tranquille, le temps qu’elle parvînt à aboutir dans ses travaux. De leur côté, l’adaptateur du G-Force n’avait pas fourni les résultats escomptés, et ils en profitaient le soir pour travailler dessus. Éreintée, Adallia avait donc pris l’habitude de rejoindre seule son appartement de l’Académie, à moitié vide et sans vie.
La bonne nouvelle était qu’après plusieurs jours d’analyse des données, elle avait acquit une meilleure compréhension de Koutcha. Pas moins d’une vingtaine d’espèces biologiques s’étaient installées dans différentes cités pour échanger avec les Cyborgs, ce qui témoignait de la grande capacité d’attraction du monde cybernétique. De même, les documents confirmaient bien les propos de Sihryme sur la prédominance des Assegaï chez les Cyborgs de Koutcha.
Une telle situation ne pouvait être anodine, car la bonne marche des systèmes stellaires sous contrôle cybernétique exigeait normalement des compétences techniques spécifiques auxquelles répondaient différentes classes de Cyborgs. Et Adallia se demanda si la seule présence des Assegaï sur cette planète ne révélait pas une spécialisation plus précise de leur fonction ou de celle de l’École des Théoriciens. Il s’agissait d’un cas unique, presque non-officiel, au regard du peu d’importance qui était généralement accordée à Koutcha dans la Galaxie. Ceci devait forcément signifier quelque chose, la jeune femme en avait la conviction.
Une autre chose qui retint son attention fut le dynamisme de la cité des Assegaï où l’activité de la planète semblait converger. Une partie de la cité cybernétique était seulement réservée au Cyborgs tandis que l’autre accueillait les étrangers venus de tous horizons. Le principal lieu de rencontre se trouvait être une vaste zone-tampon appelée « Le Sanctuaire » où il était possible de procéder à des échanges d’une nature inattendue.
« Le Sanctuaire » consistait en un gigantesque marché d’art côtoyé par toutes les espèces présentes sur Koutcha qui achetaient et vendaient des pièces des quatre coins de la Galaxie. Et même si ces échanges n’avaient rien de comparable en importance avec les activités diplomatiques et commerciales des autres planètes-frontière, elles semblaient jouer un véritable rôle dans la communication que l’École des Théoriciens voulait entreprendre avec les espèces biologiques.
« C’est incroyable » se disait intérieurement Adallia. Plus la jeune femme fouillait dans les ressources de la base de données, plus elle se disait que tout cela était improbable et avait l’impression de lire quelque chose de secret ou d’interdit. À chaque fois qu’elle s’étonnait, elle regardait sur les côtés pour voir si quelqu’un était en train de l’observer. Elle replongeait ensuite aussi sec dans ses recherches et tentait d’y trouver des réponses. Or, il restait toujours à faire le lien entre cette activité surprenante sur Koutcha et l’intérêt que les Assegaï pouvaient porter à l’art des espèces biologiques. Et bien qu’Adallia tentât de faire l’inventaire des genres iconographiques drainés par la masse des productions imagières, rien en particulier ne se dégageait pouvant expliquer la raison de cet attrait cybernétique pour l’art.
Les Assegaï semblaient s’intéresser à tout ce qui leur passait sous la main. Une vie entière n’aurait probablement pas suffi à connaître l’étendue des cultures répertoriées pour toutes ces pièces de collection. Adallia était dans une impasse et, qui plus est, exténuée. Comme souvent pendant une période intense de recherche, les questions et les informations accumulées se mélangeaient dans son esprit et lui donnaient mal au crâne. Elle décida de s’accorder un peu de repos pour digérer les informations et reprendre à tête reposée.
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Quelques jours avant l’expiration de son accès aux ressources, Adallia revint à la charge afin de démêler les données restantes et trouver une information susceptible de l’aider. Et alors qu’elle consultait divers documents sur le marché de l’art à Koutcha, elle tomba sur une revue, Réminiscence, spécialisée dans l’achat et la vente d’objets, et dont un numéro spécial était consacré à la planète-frontière. La majorité des articles présentait des œuvres en tout genre, mais sans qu’il fût possible, là non plus, d’y déceler le moindre particularisme artistique qui aurait pu expliquer ce que recherchaient précisément les Assegaï.
Finalement, l’un des articles, intitulé « Existe-t-il un courant inspiré par la Cybernétique ? », semblait suggérer, dès l’en-tête, l’idée que les Cyborgs pouvaient être représentés dans l’art. Jusqu’à maintenant, il s’agissait du seul texte qui envisageait les choses sous cet angle, ce qui attisa au plus haut point la curiosité d’Adallia. Elle vit, en outre, que l’article avait été signé par un certain K. J. qui affirmait s’être rendu au Sanctuaire pour tenter d’identifier des œuvres de ce genre. Ceci l’avait notamment conduit à tomber sur une étrange œuvre d’art collectée par les Assegaï.
« […] Une fois passée la surprise de tomber sur un marché de l’art aussi florissant et inopiné que sur une planète-frontière telle que Koutcha, on s’habitue à se faufiler au milieu d’une masse compacte d’experts en tout genre qui pullulent à travers toute la zone dite du « Sanctuaire ». Certains d’entre eux servent même d’antennes-relais aux visiteurs qui s’aventurent en ces lieux ésotériques et proposent leur service afin d’orienter le voyageur égaré Et tandis que le Sanctuaire offre un lieu idéal ouvert aux échanges d’artefacts anciens de façon plus ou moins légale, il existe en périphérie de ce forum culturel galactique un espace plus privé, occupé par des initiés qui ne vous ouvriront les portes que si vous y êtes invité.
Ceux-ci y annoncent une préférence déconcertante des Cyborgs pour la représentation de la Cybernétique dans l’art. Déconcertante à plus d’un titre, car si les Assegaï sont en effet connus pour leur étude des espèces biologiques, il n’en reste pas moins singulier qu’ils agissent de la sorte sur cette planète. Dans ce contexte, rien ne pourrait être plus insolite que d’avoir été confronté à ce que je décrirai ici comme un cas rare de collection d’œuvres inspirées du monde cybernétique. Parmi les diverses pièces, visiblement récupérées via le marché du Sanctuaire, l’une d’entre elles, celle qui fait l’objet du présent article, n’a rien d’unique par sa technique et sa forme mais plutôt par son contenu. En effet, une connotation religieuse fortement appuyée par sa mise en scène iconographique lui a valu d’être affectueusement nommée La vie cybernétique.
Il s‘agit d’une peinture sur soie assez ancienne, de 1, 94 m de hauteur et de 1, 79 m de largeur, relativement bien conservée. Cette œuvre présente neuf assemblées disposées dans une grille de trois colonnes et trois lignes. Dans chaque assemblée, des structures architecturales aux couleurs vives occupent les côtés de l’image et flanquent une figure centrale cybernétique, qui, elle, est assez sombre et est assise sur un trône. Tout autour, une dizaine de personnages assis au sol, à l’apparence biologique et aux teintes plus claires, sont tournés vers la figure centrale pendant que des éléments paysagers plantent l’environnement qui les encercle.
Un aspect remarquable de ces images retiendra également notre attention : si chacune des figures cybernétiques centrales se distingue par une posture ou des attributs légèrement différents, elles possèdent toutes, en revanche, sur leur plastron de métal, un motif récurrent. Les détails de ce dernier peuvent être visibles une fois l’image agrandie. Il s’agit d’une figure aux airs animaliers couleur or. Celle-ci est constituée par une représentation stylisée de lignes géométriques et symétriques empruntant des traits à ce que l’on pourrait assimiler à une forme de chimère inconnue et sibylline. Ce symbole est d’autant plus perturbant qu’il apparaît également sur des masques que portent les êtres biologiques qui encadrent la scène et qui conservent toute leur part de mystère.
Mais alors pourquoi parler de « vie cybernétique » comme susmentionnée à propos d’une œuvre si unique ? Cela peut être attribué aux figures centrales foncées, pour ne pas dire obscures, qui trônent au centre de chaque assemblée et évoquent grandement la silhouette de Cyborgs. Il s’agit ici d’une « vie » au sens spirituel du terme ; cette vision allégorique et presque « fantasmagorique » des machines pourrait être, d’après ceux qui tentent d’en décrypter le langage, l’expression artistique d’une âme cybernétique. Cette approche, bien que séduisante, nécessiterait d’être approfondie et de dessiner plus clairement le lien qui unirait ces êtres au symbole chimérique, tout aussi énigmatique.
Ainsi, il est naturel de nous demander si cette peinture sur soie ne refléterait pas une tendance de certains artistes à inclure des machines comme objet de sacralité au sein de paradigmes religieux et de traditions imagières historiques . En conséquence, on comprend mieux l’intérêt que les Assegaï portent à cette peinture et leur désirs de rechercher des représentations similaires à celles-ci. Malheureusement, en l’absence de références en la matière et de documents attestant de l’origine géogalactique de la pièce, pouvant amener à préciser le champ de prospection, il semblerait que ce cas incongru d’œuvre d’art soit destiné à rester mystérieux pendant encore longtemps pour ceux qui seraient en quête de modèles iconographiques analogues. » █ K. J.
Adallia se retrouvait circonspecte devant la lecture de cet article. Mais elle comprit rapidement que le sens du mot « courant » dans le titre était ambivalent. Il pouvait à la fois renvoyer à la présence de figures cybernétiques dans l’art, et en même temps, suggérait que les Cyborgs seraient au centre d’un système de croyances. Une photographie accompagnait le document et donnait une idée très précise de ce dont l’auteur parlait. La jeune femme en agrandit les détails et put observer les éléments iconographiques des assemblées et du symbole chimérique qui avaient été décrits.
La silhouette mince et élancée caractéristique des Cyborgs était assez reconnaissable dans chaque assemblée, mais leur armature sombre était très inhabituelle. Il en allait de même pour la robe monastique qui recouvrait la masse des corps et compensait, de par sa teinte colorée, la noirceur des figures. Une auréole et une mandorle venaient également renforcer la sacralité de ces êtres. Adallia observa cependant quelques variations iconographiques. Des ornements de différentes formes paraient la tête des machines tels qu’une couronne, une protubérance sur le crâne ou bien des bijoux. La pose des figures cybernétiques différait aussi quelque peu ; dans certaines assemblées, elle était complètement de face, et dans d’autres, plutôt de profil. Plusieurs détails morphologiques appuyaient ces différences tels que le nombre d’yeux ou de bras. Tout ceci suggérait qu’il ne s’agissait pas du même personnage, mais de Cyborgs bien distincts.
Le symbole chimérique sur leur buste dénotait, lui, par sa couleur doré et son dessin abscons. Il induisait l’idée qu’il était la clé pour comprendre cette peinture puisqu’il était également représenté sur les masques que les êtres environnants portaient au niveau du visage. Ces personnages étaient, par ailleurs, tout aussi étranges ; ils faisaient référence à des êtres biologiques de par leur forme organique et leur aspect vestimentaire aux couleurs chatoyantes, mais Adallia ne parvenait pas non plus à les identifier. Et comme l’auteur de l’article ne s’y attardait pas, la jeune femme n’avait aucun autre élément pour tenter d’aller plus loin.
Ironiquement, Adallia n’avait pas découvert d’images qui influençaient les Cyborgs, mais une peinture dont l’iconographie religieuse avait été inspirée par ceux-ci. Et si elle saisissait effectivement l’attrait naturel que cette peinture suscitait chez les Assegaï en raison de sa dimension spirituelle inattendue, ces images soulevaient de nombreuses interrogations. Pour continuer à avancer dans son approche culturelle du monde cybernétique, la jeune femme devrait donc présenter ses résultats à son directeur. Elle espérait que Yu Kiao pourrait notamment l’aider à comprendre un point particulièrement intriguant : « La vie cybernétique », ce nom qui avait été conféré à la peinture et évoquait sans doute une compréhension plus fine des images que ne le laissait entendre l’article.
En attendant d’y voir plus clair, Adallia devrait aussi mettre en ordre toutes ses notes et finir de passer au crible les dernières ressources avant que celles-ci ne devinssent inaccessibles. Enfin, il serait nécessaire d’identifier l’auteur de l’article, car à l’exception de ses initiales « K. J. », aucun autre détail n’était mentionné sur celui ou celle qui avait écrit tout cela.
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