Chapitre 8 : Le cas BIDI-O
Quand Adallia eut enfin terminé ses recherches, elle contacta son directeur pour lui faire part de ses découvertes. Yu Kiao répondit qu’il n’était pas sur Ordensis et qu’elle devrait attendre son retour. « Qu’à cela ne tienne ! se dit la jeune femme, ce sera l’occasion d’aller voir Kaïlye et BIDI-O ».
L’Académie était à la veille de cinq jours de repos comme c’était le cas à chaque fois que la première moitié de la période académique en cours s’était écoulée, et on sentait une certaine effervescence dans l’air. Aussi, Adallia ne fût pas surprise lorsque Kaïlye lui proposa de la rejoindre en début de soirée, elle et l‘Androïde, du côté des Arènes.
Les Arènes étaient le parc de loisirs de l’Académie, un immense espace aménagé au sud-est et dédié aux compétitions de tout genre qui opposaient le plus souvent les facultés entre elles. C’était aussi un lieu de défouloir et de création où l’on pouvait s’essayer à des activités issues de différents systèmes stellaires.
La zone juxtaposait une aire de restauration dans laquelle tout le monde se donnait rendez-vous pour aller manger avant de se diriger vers les Arènes où l’animation se passait. La compétition la plus prisée était évidemment celle des motos-jet à gravitation. Kaïlye était membre d’une écurie, celle de la Faculté de Technologie, et se rendait le plus possible aux circuits avec son G-Force pour se faire la main aux courses.
Le soir même, Adallia quitta la Faculté d’Histoire un peu plus tôt que prévu, avant que la foule ne se précipitât vers les stadium. La jeune femme décida de prendre une navette, puis de marcher un peu pour profiter du soleil couchant et de l’ambiance festive.
Dehors, des groupes d’étudiants, de professeurs et d’autres membres de l’Académie commençaient à se retrouver et à discuter de la soirée qui s’annonçait. Beaucoup sortaient avec des costumes aux emblèmes des différents jeux et aux couleurs de leurs facultés. Les divertissements allaient d’abord être inaugurés par un jeu spécialement sythec qui consistait à opposer deux équipes dont chaque joueur était doté d’un émetteur de gravitons, c’est-à-dire d’un équipement capable d’influencer la force gravitationnelle exercée sur un objet.
Un projectile électro-magnétique concentré en énergie, inoffensif et sensible aux champs de gravitation, était projeté sur les équipes qui devaient se la renvoyer en maîtrisant la trajectoire du bolide d’après sa masse, sa vitesse et sa densité énergétique. À chaque fois qu’un joueur dosait mal la bête, elle le plaquait au sol et paralysait son émetteur le temps de la partie. La difficulté résidait principalement dans le fait que la vitesse de l’objet augmentait au fur et à mesure que la partie s’éternisait. Pour remporter la victoire, une équipe devait éliminer la totalité les joueurs d’en face. Ce jeu requérait ainsi une grande coordination entre les membres d’un même groupe afin d’élaborer une stratégie reposant sur le fait de rendre la trajectoire imprévisible aux adversaires. D’autres jeux suivraient ensuite et la soirée se finirait probablement tard dans la nuit avec les courses de motos-jet.
Sur la route, la masse des gens se faisait déjà de plus en plus compacte, et il devenait complexe de se frayer un chemin. Heureusement, des étudiants aperçurent Adallia et lui firent signe de se joindre à eux. Tout autour, des drones survolaient la zone pour surveiller et orienter l’affluence de personnes dans le secteur. D’autres affichaient des écrans lumineux et multicolores qui portaient haut dans le ciel les portraits des équipes qui s‘apprêtaient à en découdre.
Autant Adallia n’était pas toujours fan de ce genre de compétition, autant l’atmosphère bouillonnante et exaltée qui s’en dégageait lui donnait envie de participer aux festivités, et surtout lui permettait de se changer les idées. La jeune femme pénétra dans la zone de restauration et abandonna ses étudiants qui s’empressèrent de sauter sur un kiosque aux accessoires servant à animer les tribunes des stadium.
Des bâtiments de style sythec filaient jusqu’aux Arènes. Les structures, montées sur plusieurs étages avec des restaurants, des points de vente de nourriture express et des cafés, formaient des lignes parallèles, laissant un espace vide entre eux, là où des spectacles de rues étaient organisés. Kaïlye avait donné rendez-vous à Adallia dans le coin, dans un restaurant sythec où elle connaissant le patron et où les deux jeunes femmes se retrouvaient parfois.
Dans les étages, des estrades dominaient l’extérieur et voyaient des étudiants courir dans tous les sens, survoltés par la perspective de cinq jours consécutifs sans cours. Certains intrépides avaient même tenté de grimper sur les toits aux tuiles colorées des structures pour avoir une meilleure vue. Mais ces derniers s’étaient faits aussitôt appréhendés par des agents de sécurité, alertés par les drones de surveillance. La scène avait ameuté toute la foule qui s’agglutinait sur les barrières des estrades et se moquait des étudiants fraîchement cueillis.
Pendant que tout le monde fixait les lieux de l’action, Adallia se faufila entre les gens et longea le troisième étage du bâtiment où elle était montée. Elle atteignit le restaurant marqué par un drap en tissu qui pendait à l’entrée, bariolé de motifs planétaires sythecs. À l’intérieur, plusieurs étudiants et des professeurs étaient accolés au comptoir du bar. Un serveur reconnut Adallia et la conduisit presque immédiatement à une table à l’arrière de la salle principale où Kaïlye, assise, guettait les va-et-vient des passants. Celle-ci ne cacha pas son plaisir de voir Adallia et se leva pour l’accueillir.
— Ah, ça fait du bien de te revoir ! lui dit-elle en l’enlaçant.
— Pareil pour moi ! lui rétorqua Adallia qui l’étreignit en retour.
Les deux amies s’assirent et commandèrent sans perdre de temps le menu. De toute façon, elles savaient déjà ce qu’elles voulaient. Kaïlye allait manger des fruits de mer « peu ragoûtants » pêchés sur la côte, et Adallia des brochettes de viandes plus classiques. Quant aux boissons, elles prirent des liqueurs locales fruitées.
Le danger dans cette zone-ci, c’était de ne pas s’arrêter de manger. Tout était fait pour attiser les sens et se jeter sur la nourriture. Adallia, consciente de ses quelques rondeurs, devait faire attention à se contrôler et à ne pas augmenter son capital embonpoint, car contrairement à Kaïlye et aux Sythecs en général, elle prenait du poids très rapidement, ce qui la rendait affreusement jalouse. Mais sur le coup, elle n’y pensa pas ; toute son attention était concentrée sur son amie, trop heureuse de la revoir après des jours interminables d’isolement
.
— Tu m’as manqué, Kaïlye, tu sais, lui dit affectueusement Adallia. Ce n’est pas la même chose quand je ne suis pas avec toi et BIDI-O.
— Tu nous a manqué aussi, répondit tendrement Kaïlye. Alors, raconte-moi, comment se sont passées tes recherches ?
— Plutôt bien, mais je dois voir Yu Kiao d’ici la prochaine révolution solaire pour m’aider à comprendre certaines choses. Et toi, comment se sont passées ces dernières semaines ? embraya Adallia qui voulait plutôt qu’on parle de son amie.
— Pas mal, je dois dire, fit Kaïlye en rougissant.
Sans plus de détails, Adallia comprit immédiatement et s’exclama :
— Nan ! Ne me dis pas que tu sors avec Sihryme ?!
— Hahahaha… Et si ! Finalement, ce déjeuner en tête-à-tête était plutôt agréable. Il n’est pas aussi idiot que je le pensais. Au moins, il essaie d’être gentleman avec moi, rétorqua Kaïlye avec un large sourire. Et en plus, c’est grâce à toi que je le dois.
« C’est vrai… » se dit Adallia. Elle était à la fois contente pour sa meilleure amie et en même temps déçue de se rappeler que cela faisait un moment déjà qu’elle n’avait pas rencontré un garçon sympa.
Une fois de plus, la jeune femme éprouvait un peu de jalousie, mais elle avait aussi assez d’expérience et de maturité pour savoir qu’elle devait se réjouir pour Kaïlye et profiter de l’instant présent. Pour la peine, elle allait se faire plaisir et manger sans trop réfléchir.
— Toi aussi tu vas trouver, la rassura Kaïlye. C’est quand on s’y attend le moins que ça arrive.
— Oui, je connais la chanson… fit Adallia pas franchement convaincue et avec un rictus ironique.
La plupart des Humains classiques s’intéressait aux Sythecs, car comme le veut l’adage, « les contraires s’attirent ». Pourtant, Adallia, de son côté, regrettait de ne pas avoir été jusqu’à maintenant abordée par des garçons Sythecs.
— De toute façon, il n’est pas certain que cela dure dans le temps, donc on verra, ajouta Kaïlye avec, comme toujours, beaucoup de pragmatisme.
— Et vous n’êtes pas ensemble ce soir ?
— Si, mais pour le moment il est avec BIDI-O, au garage de l’écurie. Notre ami Androïde lui montre les motos-jet. On les rejoindra après le repas.
— Très bien. Et à ce propos, vous avez avancé dans vos bricolages ? interrogea Adallia, curieuse.
Kaïlye parut subitement un peu désappointée. Elle grimaça avant de s’expliquer :
— On a avancé. BIDI-O peut désormais se connecter à l’adaptateur. Et je crois qu’on tient quelque chose, car il arrive à transférer sa conscience dans la moto-jet et à garder le contrôle de son corps pendant une plus longue période. Mais…
— Mais ?
— Il s’est passé d’autres choses...
— Quoi donc ? insista Adallia qui voyait bien que quelque chose n’allait pas.
— Je t’avais déjà parlé des perturbations de personnalité de BIDI-O, tu te souviens ?
— Oui.
— Et bien, depuis qu’on a travaillé sur les modifications de l’adaptateur du G-Force et qu’il s’y est connecté plusieurs fois, les choses ont empiré.
Pour rassurer son amie, Adallia tenta de relativiser :
— Tu sais qu’en travaillant sur la transrobotique, le principe d’instabilité des Androïdes risque d’influencer son comportement.
— C’est vrai. Néanmoins, c’est très bizarre… Parfois sa voix bugge, comme si quelque chose venait la perturber. Certaines sonorités se répètent et forment une sorte d’écho, on dirait que plusieurs voix se superposent. Je pense que cela vient de sa mémoire puisqu’il n’en est pas conscient lorsque ça arrive.
— Tu penses que ses circuits électroniques ont pu être endommagés ?
— C’est ce que j’ai pensé au début, qu’il devait y avoir un problème technique et que cela avait touché l’un de ses mécanismes. Mais on a fait une révision complète de ces circuits, et il va parfaitement bien. Il n’y aucun souci de ce côté-là.
— Et lui, qu’est-ce qu’il en dit ?
— Il dit que cela viendrait peut-être de ces processeurs quantiques parce qu’il ne détecte aucune interférence électromagnétique dans le champ de la physique classique qui pourrait le gêner.
— Cela voudrait dire que les expériences que vous faites avec les réalités virtuelles affectent sa mémoire à l’échelle quantique… lâcha Adallia, hébétée.
— Oui, cela paraît aussi étrange. Et pourtant, une autre chose s’est produite et me fait douter sur ce qui arrive vraiment à BIDI-O, avoua Kaïlye.
— De quoi s’agit-il ?
— À plusieurs reprises, il m’a fait des prédictions.
— Comment ça ? s’empressa de demander Adallia.
— L’autre jour, on était aux Arènes et on regardait les entraînements aux courses. On était en train de discuter des pilotes quand tout d’un coup, pendant une course, BIDI-O a désigné l’une des motos et a dit que c’était elle qui allait gagner.
— Il a eu du flair, ce n’est pas si invraisemblable, même pour un Androïde.
— Sauf qu’à ce moment-là, cette moto avait vraiment très peu de chance de l’emporter. Et comme je ne le croyais pas, je lui ai demandé pourquoi il disait cela. Il m’a répondu qu’il sentait que quelque chose allait se produire.
—Et ?
— Et il y a eu effectivement un dérapage trop serré du favori dans un virage, et c’est ce qui a changé complètement le profil de la course. Cest la moto désignée par BIDI-O qui a finalement gagné.
— D’accord, mais c’est de la chance…
— Je ne sais pas trop... Les Androïdes ne sentent pas les choses à la manière des Humains, Adallia, tu le sais. Quand ils disent quelque chose, ils savent pourquoi, même si ce jour-là, BIDI-O était incapable de se justifier. Et surtout, ce n’est pas arrivé qu’une seule fois. Il y a eu des phénomènes similaires où il s’est avéré qu’il avait raison. Des prévisions mineures, par exemple sur le fait qu’il fallait faire quelque chose au bon moment ou non. BIDI-O n’avait jamais agit de la sorte auparavant...
Adallia restait sans voix. Elle n’avait aucune idée si Kaïlye exagérait, si BIDI-O disjonctait ou si ce dernier « ressentait » véritablement quelque chose.
— J’ai fait des tests pour savoir s’il développait de nouvelles compétences, poursuivit Kaïlye en parlant de l’Androïde, mais je n’en ai rien tiré de concluant. Pour l’instant, tout cela reste une manifestation de son principe d’instabilité, et il est difficile de dire si BIDI-O arrive vraiment à développer « autre » chose.
— Il pourrait avoir raison : peut-être que la supratintelligence cybernétique ne se développe qu’à travers des interactions quantiques, en déduisit Adallia.
— C’est possible, cela expliquerait notamment qu’on n’ait rien détecté.
— Il n’y aurait donc pas moyen de faire des analyses à partir de ses processeurs comme il le suggère ?
— Le problème, encore une fois, c’est que le phénomène semble assez aléatoire. Il faudrait pouvoir l’observer quand il se produit. Cependant, BIDI-O n’a pas les capacités techniques pour s’auto-analyser à tous les échelons de l’échelle quantique. Il faut des instruments très spécialisés, et je ne suis pas sûre que cela marcherait s’il était en permanence placé sous surveillance scientifique.
— Cela ne vaudrait-il quand même pas le coup de regarder de ce côté-là ? Vous n’avez pas un labo au Centre des sciences cybernétiques qui pourraient vous aider ?
— Au Centre non, mais à la Faculté des Technologies il y a des départements de recherches qui pourraient peut-être faire quelque chose. Je suis en train de les contacter pour savoir s’ils pourraient nous donner un coup de main.
— Est-ce que BIDI-O est d’accord ?
— Il l’est. Et le plus étonnant, c’est que tout cela n’a pas l’air de le déranger, dit Kaïlye qui, même si elle essayait de ne pas trop le montrer, était de plus en plus préoccupée par ce qui arrivait à l’Androïde.
Adallia comprenait parfaitement les sentiments de son amie. En effet, l’ennui était que si BIDI-O se rapprochait de la supraintelligence cybernétique, il n’était pas possible de dire ce qu’il se passerait ensuite. Les seuls qui en étaient capables étaient les Cyborgs eux-mêmes. Mais comme le rappela Adallia, le plus important était que BIDI-O n’eût pas de dommages techniques. Et comme elle souhaitait profiter d’un bon moment avec Kaïlye, elle préféra taire ses découvertes à propos de Koutcha et d’oublier la Cybernétique le temps d’un dîner.
La jeune femme choisit donc d’engager la conversation sur un autre sujet. Elle questionna avidement Kaïlye sur sa relation avec Sihryme. Et au fur et à mesure que les plats étaient servis, les deux amies festoyèrent joyeusement en plaisantant sur les garçons et en oubliant leurs tracas personnels et professionnels.
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À la fin du repas, Adallia et Kaïlye étaient repues. Elles avaient succombé aux délices des saveurs qui envahissaient le restaurant et avaient commandé à plusieurs reprises des extras. Lorsqu’elles quittèrent l’endroit, non sans avoir salué au préalable quelques collègues qui étaient arrivés en cours de route, elles virent que les estrades des étages avaient commencé à se vider. La plèbe s’était dirigée vers les Arènes pour assister aux tournois qui avaient déjà débuté.
Les deux jeunes femmes descendirent des bâtiments et gagnèrent, elles aussi, l’entrée de la zone de loisirs où des feux d’artifices étaient tirés depuis les toits des stadium et offraient un magnifique spectacle de sons et lumière.
Une très grande esplanade garnie d’arbres et de sculptures bordaient les différents quartiers des Arènes auxquels l’esplanade conduisait. Adallia et Kaïlye se dirigèrent vers celui des courses de motos-jet situé le plus à l’est. En sillonnant les passages labyrinthiques des Arènes, encadrés par de hauts murs gris, elles purent entendre les acclamations du public, provenant de la joute où se déroulaient les matchs d’émetteurs à gravitons, se répercuter dans tout le secteur.
Elles parvinrent bientôt face à l’une des Arènes qui s’élevait majestueusement devant une place où des motos-jet étaient exposées, puis entrèrent dans le stadium, sous les gradins, là où les écuries des différentes équipes entreposaient leurs matériels. Elles passèrent une série d’arcades et se rendirent au hangar de l’écurie du Centre des sciences cybernétiques.
La première chose qui frappa Adallia fut de voir que le G-Force de Kaïlye avait été repeint avec le portrait de BIDI-O sur la carrosserie.
—- Ah bah ça alors ! lâcha Adallia en s’approchant du long fuselage ovale de la machine, encastré sur un piédestal en métal.
— Hahahaha, oui, j’en ai eu l’idée récemment, expliqua Kaïlye. À l’avenir, j’aimerais faire de BIDI-O notre nouvelle mascotte. Je suis en train d’essayer de convaincre le reste de l’équipe.
— Mais pour cela, il faut qu’on gagne des courses ! s’écria le petit robot qui déboula de l’arrière de la salle avec Sihryme à sa suite.
BIDI-O tourna tout autour d’Adallia pour l’accueillir pendant que Kaïlye et Sihryme s’échangèrent un baiser discret.
Le petit robot qui avait, comme à son habitude, la bougeotte, ne tenait véritablement pas en place et montra à Adallia toutes les pièces qu’il avait fabriqué pour améliorer les motos-jet. Le clou du spectacle était son propre engin qu’il avait lui-même monté et qui se révélait également de la mécanique de précision. Il n’était pas très différent du premier G-Force, mais BIDI-O l’avait customisé à sa façon en le peignant en jaune et rouge, contrairement au gris clair et vert atacamite de Kaïlye. L’Androïde y avait aussi incorporé des capteurs qui pouvaient lui indiquer des données pendant une course et l’aider à le guider.
— Tu as le droit d’utiliser ça ? demanda Adallia qui paraissait sceptique quant à la légalité de ces accessoires.
— Seulement pour les entraînements, répondit BIDI-O. Lors des compétitions, ce n’est pas autorisé. Kaïlye et moi avons fait homologuer ma moto-jet auprès de l’Académie. Il nous faut maintenant faire une demande concernant mon permis de course.
— Oui, et c’est probablement la première fois qu’ils verront un Androïde faire une telle requête, fit Kaïlye en s’avançant vers eux avec Sihryme.
— C’est certain, et si tout est en ordre, je devrais pouvoir participer aux prochaines compétitions ! ajouta le robot.
Soudain, une clameur résonna de l’une des arènes plus à l’ouest, annonçant la fin des matchs d’émetteurs à gravitons.
— Du coup, qu’est-ce que vous voulez faire, vous autres ? interrogea Sihryme. Cela vous dit d’aller voir les clubs de stratégies robotechs s’affrontaient ?
— Oui ! acquiesça Kaïlye avec joie.
L’affrontement dont parlait l’archiviste faisait en fait référence à des combats de cyber-robots armés et contrôlés par des Humains qui les avaient eux-mêmes conçus. L’intérêt de ces rencontres étaient d’opposer le savoir technique des Sythecs d’Ordensis à celui des Humains d’autres régions de la Confédération.
Adallia et BIDI-O protestèrent énergétiquement. La jeune femme, elle, ne s’intéressait pas à l’art de la guerre, même si les munitions utilisées ici étaient bien évidemment non-létales. De plus, c’étaient surtout les membres de la Faculté de Technologie qui aimaient assister à ces matchs, et elle ne souhaitait pas se retrouver entourée d’intellects libidineux en manque de sensations fortes. Quant à BIDI-O, il ne voulait pas voir des machines de haute technicité se faire amocher pour contenter les instincts primaires du genre biologique humain.
— Bon ben, qu’est-ce que vous voulez voir, alors ? fit Sihryme, déçu.
— Et pourquoi pas les architectes de Mods ? proposa Adallia.
Il s’agissait de parcours virtuels pensés par une équipe d’architectes-ingénieurs à l’intérieur desquels étaient placés des pièges qu’une seconde équipe devait traverser avant que la première ne les activât. À chaque match, les équipes inversaient leurs rôles et un nouveau parcours était configuré. C’était moins ludique que les combats de cyber-robots, mais au moins, cela demandait beaucoup de dextérité de la part des joueurs ; et le bruit n’était pas insupportable comme cela pouvait être le cas dans les simulations de combat.
— Oui, c’est parfait pour moi, approuva BIDI-O
— Bien… si vous êtes tous d’accord, consentit l’archiviste.
— Non ! Moi, je ne suis pas d’accord ! s’insurgea violemment Kaïlye.
— Mais tes amis…
— Je veux voir les combats de robotechs ! se borna la jeune femme en tirant sur les vêtements de Sihryme.
— Ah ce n’est pas grave, tempéra Adallia d’un ton las. BIDI-O et moi, on peut aller voir les parties de mods, et vous les matchs de robotechs. On se retrouve après pour les courses de motos-jet.
Tout le monde abonda dans ce sens et alla se scinder en deux groupes au niveau de l’esplanade accolée à l’Arène. Adallia et BIDI-O prirent la direction du sud vers des stadium aux proportions plus modérées, et Kaïlye et Sihryme se dirigèrent vers l’ouest.
Adallia et BIDI-O n’étaient pas les seuls dans les rues et beaucoup de gens allaient et venaient d’un endroit à un autre selon les programmes de la soirée. En chemin, la jeune femme demanda à l’Androïde :
— Dis-moi BIDI-O, comment tu le trouves Sihryme ?
— Kaïlye le mène à la baguette, rétorqua-t-il avec une pointe d’ironie.
— C’est bien ce que je pensais.
Au carrefour de plusieurs chemins, les deux protagonistes tombèrent sur un autre Androïde que BIDI-O connaissait. Cet être cybernétique, revêtu d’une couleur grise argentée, avait un aspect beaucoup plus humanoïde. Il avait été conçu avec des jambes et se déplaçait plus lentement, comme un Humain, au contraire de BIDI-O qui avait tendance à foncer rapidement à l’aide de sa roue motrice.
En réalité, à l’exception du petit robot qui accompagnait toujours Kaïlye, Adallia n’avait pas souvent l’occasion de voir d’autres Androïdes dans le coin. La Confédération avait limité leur production, car bien qu’ils travaillassent aux côtés des Humains, les autorités souhaitaient garder un œil et le contrôle sur ces êtres cybernétiques à l’intelligence et la conscience indépendantes.
Pourtant, il était très rare que ces robots fussent impliqués dans quelconque trouble lorsqu’ils étaient bien encadrés. La particularité des Androïdes était qu’ils cherchaient à s’adapter à leur environnement conformément à leurs programmes originellement basés sur les référentiels cognitifs et psychiques des êtres biologiques, ce qui constituait un point d’équilibre dans leur existence. Les seuls cas où des problèmes étaient survenus étaient lorsque des expériences en transrobotique s’étaient mal passées, ce qui se matérialisait dans le temps et dans les processeurs des Androïdes comme un problème insoluble, exacerbant leur instabilité et pouvant entraîner chez eux une forme d’insatisfaction permanente. À l’Académie, la plupart des Androïdes, une dizaine environ, ce qui n’était vraiment pas beaucoup, s’occupait du fonctionnement technique des lieux et était notamment en charge de toute la robotique.
BIDI-O était, en revanche, un cas un peu à part. Premièrement, Kaïlye avait dû réclamer une autorisation pour qu’un particulier comme elle pût créer un Androïde. Elle l’avait en fait construit en secret bien longtemps avant, mais l’autorisation ne lui avait été formellement accordée que lorsqu’elle était devenue ingénieure au Centre des sciences cybernétiques. Et deuxièmement, parce qu’au contact de Kaïlye, BIDI-O avait développé une personnalité plus aboutie. Son intelligence cybernétique s’était diversifiée. Elle ne copiait plus seulement les informations comportementales qu’elle observait pour les répéter dans un contexte adapté, mais prenait aussi comme paramètre existentiel le fait de créer de nouveaux schémas de pensées à partir de ces données. En outre, le petit robot était considéré partout dans l’Académie comme un collègue de Kaïlye et avait même son propre badge.
Par politesse pour les Humains, les Androïdes s’exprimaient la plupart du temps en langage oral lorsqu’ils communiquaient ensemble en public. Adallia était toujours étonnée de les voir parler entre eux alors qu’ils leur suffisaient de s’échanger des ondes électromagnétiques pour se comprendre. C’est ainsi que l’Androïde qu’ils croisèrent leur dit de sa voix informatique et monotone :
— Si vous allez voir les parties de Mods, je dois vous informer que c’est complet.
— Ah non ! s’exclamèrent d’une même voix Adallia et BIDI-O, décontenancés par la nouvelle.
— Vous pouvez toujours attendre la seconde session, parfois il y a des places qui se libèrent entre temps, fit l’Androïde, visiblement disposé à les aider.
— On est trop bêtes, s’indigna Adallia. On aurait dû prendre des places avant.
— Tant pis pour nous, on va trouver autre chose. Et toi, qu’est-ce tu vas faire ? demanda BIDI-O à l’autre Androïde.
— On m’a appelé pour réparer des émetteurs à gravitons, plusieurs ont été endommagés pendant un match.
— Entendu, merci pour l’info, fit BIDI-O.
— Au plaisir, répondit l’Androïde qui reprit docilement son chemin.
Adallia et BIDI-O s’interrogèrent du regard pour savoir ce que l’un avait à proposer à l’autre. Puis, au moment où BIDI-O prononça une phrase, le son de sa voix grésilla et émit l’écho dont avait parlé Kaïlye :
— On..............pourrrrrait...............................
Ooooon......................................................
...................pooourrait.......all....................
...................pooour............aller.................
...................pourrrrrait.......aller.................
Adallia s’approcha de lui. C’était effectivement assez insolite. Elle avait déjà vu des robots bugger, mais cet écho de sons sonnait comme s’il provenait d’ailleurs.
— … attendre du côté du Canal, finit par dire le petit robot tout à fait normalement.
— Ça va BIDI-O ? demanda Adallia, inquiète.
— Oui, Adallia. Pourquoi ?
— Ta voix s’est démultipliée.
— Ah ! Je pense que Kaïlye a dû te parler de ça...
— Oui, on en a discuté. Il semble que cela provienne de ta mémoire, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Mais tu n’en est pas conscient ?
— Non, et le problème c’est que mes programmes en déduisent qu’il s’agit de quelque chose de normal, car je ne détecte rien de particulier. C’est une sorte de paradoxe mathématique.
— Comme si une ligne de code était brouillée ?
— Oui, sauf que à défaut d’en comprendre l’origine, mon système me dit que tout va bien.
— Hmm… il faut faire attention à toi BIDI-O...
— Ne t’inquiète pas trop Adallia, je n’ai pas le sentiment que c’est une mauvaise chose.
Adallia réalisa que Kaïlye avait raison et qu’il était vrai que BIDI-O s’exprimait bizarrement. Les Androïdes comprenaient le principe physique d’un sentiment puisqu’il pouvait le retranscrire en une logique codée, et même l’utiliser dans certaines situations précises, mais ils ne s’en servaient pas à la manière des Humains pour exprimer une inconnue.
— Alors, ça te dit d’aller au Canal ? fit le petit robot, comme s’il ne s’était rien passé.
— Euh… oui, d’accord, accepta Adallia, déroutée.
Le Canal correspondait à une longue fosse de béton creusée profondément dans la terre qui laissait les eaux usées s’échapper plus loin vers la côte au sud. Cette structure de fortune avait été construite lors des premières phases de colonisation d’Ordensis par les Sythecs Aujourd’hui, des centrales nouvelles générations installées sous la terre traitaient directement la question hydraulique. Le Canal, lui, avait été délaissé depuis longtemps déjà. Les Sythecs ne savaient pas quoi en faire dans cette partie désertée de l’Académie, située entre les Arènes et la côte.
La nature y avait repris ses droits. La végétation avait poussé dans tous les sens et s’était immiscée dans les fissures du béton. Le Canal offrait ainsi une balade agréable pour tous ceux qui souhaitait s’extirper du carcan académique. De par cet aspect, cette zone faisait penser à Adallia à l’environnement proche autour du Village des Dunes, plus calme et revigorant. L’air marin s’engouffrait dans le Canal et apportait un peu de fraîcheur. Ce soir-là, Adallia et BIDI-O n’étaient pas les seuls à avoir eu cette idée. Plusieurs groupes d’étudiants étaient sortis pour se promener le temps que des places fussent vacantes dans les Arènes.
BIDI-O aimait bien se rendre ici. Il pouvait glisser avec sa roue le long des parois du Canal et faire des allers-retours sans s’arrêter. Encore une fois, sa personnalité très développée le rendait spécial, et Adallia le percevait comme un enfant hyperactif qui aurait déjà été diplômé en ingénierie cybernétique. De plus, il était la coqueluche des étudiants qui le connaissaient bien pour son caractère singulier et s’amusaient souvent à faire la course avec lui.
Après avoir battu de vitesse plusieurs deuxième année à hoverboard, le petit robot revint à toute allure vers Adallia, posée tranquillement au bord du Canal et jouant avec une fleur entre ses doigts.
— Sinon, comment se passent tes cours ? demanda l’Androïde en continuant de se mouvoir un peu partout.
— Plutôt bien je dois dire, répondit Adallia en le regardant s’agiter. Les étudiants sont intéressés par ce que je leur dis et posent beaucoup de questions. En fait, cela tombe bien que tu m’en parles, car je souhaitais te demander quelque chose.
— Oui ? fit l’Androïde en marquant une pause.
— Est-ce que cela t’intéresserait de faire une démonstration de transrobotique auprès des étudiants ? Kaïlye m’a dit que vous aviez progressé dans vos recherches et j’aimerais beaucoup que tu leur montres comment tu procèdes. Les étudiants adoreraient, tu sais.
BIDI-O parût presque gêné, puis il répondit avec enthousiasme :
— Oui, bien sûr ! Si Kaïlye est d’accord, nous pourrions utiliser les motos-jet pour leur montrer comment nous expérimentons la transrobotique. J’en discuterai avec elle.
— Parfait ! fit la jeune femme avec un sourire de remerciement.
— Au fait, Adallia, en parlant de recherches, je voulais te demander aussi : comment se sont déroulées les tiennes ? Kaïlye m’a dit que tu travaillais sur des archives du Centre des sciences cybernétiques, et que c’était la raison pour laquelle tu étais très occupée ces derniers temps.
Adallia, la tête ailleurs, en avait complètement oublié ce qui l’avait amené à vivre en autarcie ces dernières semaines, signe qu’elle passait une bonne soirée. Malgré tout, elle était contente que BIDI-O lui posât la question ; elle ne voulait pas garder ses trouvailles pour elle et souhaitait les partager avec quelqu’un. « Finalement, quoi de mieux qu’un Androïde pour comprendre une histoire de Cyborgs ? » se dit-elle intérieurement.
— J’ai fait pas mal de découvertes, répondit-elle pour attiser sa curiosité.
Intrigué, BIDI-O s’approcha plus près en lui demandant ce qu’elle avait bien pu trouver de si passionnant. D’une voix douce, Adallia lui conta comment Kaïlye l’avait mise sur la piste de Koutcha et comment elle l’avait aidée à obtenir des articles en faisant les yeux doux à Sihryme.
— Ah, je comprends mieux maintenant comment ils se sont mis ensemble. Kaïlye est restée très vague à ce sujet. Quelque part, c’est un peu de ta faute, ironisa l’Androïde.
— Hahahaha, c’est vrai. Je plaide coupable.
Adallia présenta à BIDI-O la façon dont la planète-frontière était utilisée par les Assegaï pour trouver des antiquités, et surtout, elle ne manqua pas de lui parler de la mystérieuse peinture dont elle avait pris des clichés à l’aide de son connecteur pour en garder une trace. Elle lui expliqua également l’interprétation de l’iconographie liée à la « vie cybernétique » et qu’il restait encore à déterminer l’auteur de l’article qui avait formulé ces propos.
Lorsque la jeune femme présenta à l’Androïde l’image holographique de la peinture et qu’elle zooma sur les êtres cybernétiques au centre des assemblées, BIDI-O ne bougea absolument plus, fasciné par cette représentation. Et « il y a de quoi » pensa Adallia. « Après tout, cela concerne les machines en général, pas seulement les Cyborgs ».
— As-tu déjà vu ce type d’image ? finit-elle par demander au petit robot.
L’Androïde observait de ses grands yeux bleus qui semblaient presque pétiller d’électricité. Enfin, très placidement, il tourna la tête vers Adallia et lui dit :
— Tu as déjà montré cette peinture à Yu Kiao ?
— Non, il n’est pas sur Ordensis en ce moment, j’attends qu’il revienne. Pourquoi ? Tu as vu quelque chose ?
— En fait, c’est plutôt le contraire. Je n’ai jamais vu de Cyborgs comme ceux-ci. C’est sans doute la raison pour laquelle les Assegaï s’y intéressent.
La remarque paraissait tellement sincère et aller de soi qu’Adallia n’avait même pas envisagé la chose sous cet angle. Ceci lui confirma l’aspect unique de ces êtres cybernétiques représentés en peinture. Elle projeta son regard sur les formes sombres et mécaniques qui ornaient le centre de chaque assemblée et repensa à ce que venait de lui dire l’Androïde.
— Tu crois qu’il s’agirait de Cyborgs... différents ?
— C’est......peupeu...peut-êeetre...cece..............................................................................
....................................................cece...cela....................................................................
............................peut-êeetre...cece...cela....................................................................
................................................................................................. la « vie cybernétique ».
Adallia regarda BIDI-O, troublée. « Décidément, il est incroyable ce robot ».
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