Chapitre 11 : L’enquêteur de la Confédération
Les trois amis rangèrent les motos-jet aux écuries des Arènes et abandonnèrent les lieux en s’assurant de n’avoir rien laissé derrière eux. Ils regagnèrent ensemble le monorail qui les ramènerait au centre de l’Académie. En chemin, personne n’avait prononcé le moindre mot et une certaine gêne s’était installée.
Pour rompre la glace, BIDI-O informa Adallia qu’il avait parlé à Kaïlye de la peinture de Koutcha sur la « vie cybernétique ». Une fois l’abcès crevé, l’atmosphère se détendit un peu et les langues se délièrent. Kaïlye demanda si elle pouvait voir la peinture en question, curieuse de savoir à quoi ressemblaient les images depuis que BIDI-O lui en avait parlé.
— Alors, c’est cela la « vie cybernétique » ! dit-elle avec la même stupéfaction qui semblait caractériser chaque fois que quelqu’un découvrait la peinture pour la première fois.
— Oui, c’est ce que j’ai trouvé dans les données que m’a fournies Sihryme aux archives. Tu pourras le remercier pour moi d’ailleurs, j’ai oublié de le faire la dernière fois que je l’ai vu.
Kaïlye se contenta d’un simple murmure d’acquiescement, laissant entendre que cela n’allait peut-être plus très fort avec l’archiviste.
Adallia jeta un rapide coup d’oeil en direction de BIDI-O qui fit bouger la lumière bleue de ses yeux, de gauche à droite, lui signifiant qu’il valait mieux ne pas poser de question.
— Tu as vu ces formes cybernétiques au centre des assemblées ? dit Adallia à l’adresse de Kaïlye, pour revenir à la peinture.
— En même temps, ce serait difficile de ne pas les voir ; leur figuration, leur position et leur couleur contrastent complètement avec le reste des images.
— C’est vrai, je pense que c’est lié à l’aspect religieux qui cherche à les mettre en valeur.
— C’est quand même vraiment déroutant cette mise en scène et cette représentation des Cyborgs, fit remarquer Kaïlye en agrandissant l’image holographique pour voir les détails. À vrai dire, je ne vois pas bien à quoi cela pourrait renvoyer... Et pourtant, j’en ai vu des machines différentes.
— Oui, ce n’est pas anodin, et c’est sûrement ce qui intéresse les Assegaï.
BIDI-O, qui fixait également la peinture, redressa brusquement la tête, comme s’il se sentait soudain concerné, et comprit qu’Adallia faisait référence à leur conversation de l’autre fois aux Arènes.
La jeune femme ajouta :
— En fait, je pense que cette peinture est une représentation religieuse de la conscience cybernétique. C’est ce qui me paraît le plus logique quand on cherche à comprendre ce que les artistes ont voulu représenter.
BIDI-O sembla alors avoir une illumination. Sa réaction en était presque humaine ; il resta immobile, sa bouche articulée à demi ouverte, ce à quoi à Kaïlye ne manqua de lui faire remarquer.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?! Il y a un problème dans tes circuits ?
— Pas du tout, rétorqua le petit robot en se mouvant à nouveau normalement. Je trouve juste que la théorie d’Adallia est très pertinente.
— Pour quelle raison ?
— Si ce qu’elle dit est juste, cela signifierait qu’il existe un système de croyances autour de la singularité technologique des Cyborgs.
— Tu as tout compris, BIDI-O ! s’exclama Adallia, heureuse de voir que l’Androïde avait eu le même raisonnement qu’elle.
— Pour en être sûr, il faudrait trouver l’origine de cette œuvre, déclara Kaïlye sur un ton circonspect.
— Je suis d’accord avec toi, approuva Adallia. J’espère pouvoir trouver des indices sur une civilisation qui conçoit la conscience des machines d’un point de vue religieux. Mais jusqu’à maintenant, aucun des spécialistes que j’ai pu consulter n’avaient vu une chose pareille.
— Et cela a-t-il un rapport avec le fait que Yu Kiao reçoit quelqu’un du Gouvernement central ? osa demander Kaïlye.
Un peu embarrassée, Adallia se décida à leur expliquer la rencontre « fortuite » de son directeur avec un individu du Bureau des affaires cybernétiques et la venue de ce dernier sur Ordensis. À ce sujet, BIDI-O et Kaïlye n’eurent pas tout à fait les mêmes réactions. Pour le premier, l’idée semblait pertinente et judicieuse, mais pour la seconde, malgré les avantages d’une telle opportunité, la démarche paraissait peu prudente.
— Tu ne penses pas qu’il va simplement profiter de ce que tu sais ? dit Kaïlye sur un ton critique.
— Probablement qu’il va le faire, mais c’est le jeu, rétorqua Adallia d’une voix lasse. De toute façon, sans aide extérieure, il me sera difficile d’avoir plus de renseignements sur cette peinture de Koutcha.
— Justement ! Au cas où cela aurait un lien avec les agissements de l’École des Théoriciens, je ne suis pas certaine que ce soit une très bonne idée que le Gouvernement vienne se mêler de tes recherches...
Adallia ne répondit rien cette fois-ci, se contentant de soupirer et de grimacer.
Kaïlye réalisa que son amie était passablement fatiguée. Adallia avait le teint terne, ses traits étaient tirés et des cernes se dessinaient au niveau des paupières. Comprenant que ce n’était pas le moment de la tracasser plus que nécessaire avec tous ces ennuis, Kaïlye se rapprocha d’elle et lui dit d’une voix plus apaisante :
— Tu travailles trop, Adallia. Tu devrais te reposer plus et mettre tes recherches un peu de côté.
— Oui, c’est vrai. Cependant, pour une fois que je tiens quelque chose d’intéressant, j’ai du mal à lâcher prise, reconnut Adallia.
— J’ai une idée ! s’écria tout à coup Kaïlye en claquant des doigts. Dès que tu auras du temps de libre, on pourrait aller faire une escapade quelque part sur Ordensis pour voir ma famille. Je t’en avais déjà parlé.
— Hm... pourquoi pas ? Je suis plutôt partante, ça me changera de l’Académie...
— Oui, on pourrait aller voir ma tante, elle habite dans une très belle région, tu sais.
— Est-ce que je pourrais venir aussi ? fit l’Androïde.
— Désolé, mais ce sera une escapade entre filles, répliqua Kaïlye qui suggérait par là qu’elle ne voulait ni robot, ni garçon pour les accompagner. D’autant plus que tu connais déjà les lieux, BIDI-O.
Comme un enfant l’aurait fait, le petit robot baissa la tête en se plaignant que ce n’était pas juste. Pour qu’il n’eût pas l’impression d’être laissé-pour-compte, Kaïlye ajouta avec bienveillance :
— Ah, ne t’inquiètes pas, on aura l’occasion d’y retourner ! Et puis, je vais proposer à Yu Kiao de venir à la maison ces jours prochains. Cela nous fera une occasion de passer du temps tous ensemble.
— Et n’oublie pas que mes étudiants ont hâte de te revoir, ajouta Adallia. On pourrait organiser une nouvelle activité avec eux.
— Entendu... répondit l’Androïde avec un timbre qui laissait entendre qu’il s’agissait tout de même de maigres consolations.
L’attitude enfantine de BIDI-O redonna le sourire à Adallia.
La jeune femme passa le reste du trajet avec Kaïlye à charrier gentiment l’Androïde sur le fait qu’il n’était pas assez grand, dans tous les sens du terme, pour voyager avec elles. Le petit robot leur rétorqua qu’il l’était de toute façon bien assez pour être au-dessus de l’humour bassement primitif des Humains et qu’il s’en fichait de rester seul à l’Académie, contrairement à ce qu’il laissait transparaître. Son caractère boudeur amusa davantage Adallia et Kaïlye qui ne s’en privèrent pas pour le relancer.
Finalement, les trois amis atteignirent une station où ils durent changer de monorails. Kaïlye et BIDI-O regagnèrent la ligne qui retournait au Village des Dunes, car pour eux la journée était déjà terminée, ce qui était loin d’être le cas d’Adallia. La jeune femme prit d’un pas lent une autre ligne en direction de la Faculté Histoire et de son prochain cours.
✽✽✽
L’atmosphère de l’après-midi était particulièrement lourde. À l’extérieur de la faculté, les nuages s’amoncelaient et devenaient de plus en plus menaçants. Sur Ordensis, l’activité électrique pouvait être très intense, voire même dangereuse. Plusieurs dizaines d’antennes sillonnaient toute l’Académie entre les montagnes et la côte afin de pouvoir capter la foudre quand celle-ci se produisait. Par sécurité, des messages holographiques incitaient tout le monde à rester à l’intérieur des bâtiments le temps que l’orage passât.
Pour Adallia, cela ne changeait pas grand-chose puisqu’elle avait un cours à donner dans une grande salle d’amphithéâtre. Il s’agissait d’un cours pour les deuxième année avec qui elle devait aborder l’impact de la recherche cybernétique en énergie sur l’aménagement spatial autour d’étoiles à neutrons. Ce thème très complexe permettait d’expliquer aux étudiants la façon dont les Cyborgs s’organisaient dans le cadre de l’exploitation de ressources énergétiques puissantes et de présenter leurs avancées dans l’élaboration de structures stellaires.
Pendant la classe, Adallia put observer, à travers les grandes baies vitrées de la salle, que la pluie avait commencé à tomber, mais que le gros de l’orage, poussé par un vent violent se décalait vers la mer, au nord-ouest. À la moitié du cours, le vent était tombé, et l’on pouvait même voir que des gens avaient commencé à sortir et filaient entre les différents bâtiments de la faculté.
Les étudiants, affalés sur les tables de l’amphithéâtre, enviaient ceux qui n’avaient plus cours et étaient libres de s’adonner à leurs loisirs. Adallia comprenait ses élèves. Il n’y avait rien de plus agréable que de flâner dans l’Académie lorsque l’air s’était rafraîchi. La jeune femme tenta de raviver leur motivation avec des projections animées, mais rien n’y faisait ; elle les avait perdus. Se disant, qu’après tout, cela faisait aussi partie du métier, elle continua très professionnellement le cours comme si de rien n’était.
Ce fût à ce moment précis que l’une des portes coulissantes situées en hauteur, à l’arrière de la salle, s’ouvrit et qu’Adallia vit un homme entrer très délicatement. Ce dernier prit soin de rester silencieux lorsqu’il s’engouffra entre deux rangées de sièges. À tel point que les étudiants, pourtant à l’affût du moindre bruit ou élément visuel à leur portée susceptible de détourner leur attention du cours, ne remarquèrent rien. Adallia comprit tout de suite de qui il s’agissait. Cela ne pouvait être que le représentant gouvernemental dont lui avait parlé Yu Kiao. Il portait la tunique brune surmontée d’un tabard clair caractéristique de la Confédération et qui était, en réalité, assez semblable à celle des étudiants d’un point de vue stylistique.
De loin, et grâce à ses lunettes qui lui permettaient de zoomer discrètement sur une zone précise des lieux, Adallia discerna les traits de l’individu. Elle s’était imaginée un vieux briscard de l’arrière-garde technocratique que l’on assimilait souvent aux bureaux gouvernementaux, mais elle réalisa que l’homme devait peut-être avoir seulement un peu plus d’une quarantaine d’années. Il avait des cheveux lisses et châtain clairs parfaitement coiffés ainsi qu’une barbe également bien taillée. Il s’était assis tout au fond, les bras tranquillement posés sur une table et les mains croisées, presque révérencieux. Adallia remarqua que sa main gauche était partiellement robotisée. Elle semblait avoir souffert de brûlures et des textures bioniques recouvraient les parties abîmées de la peau tandis que plusieurs doigts étaient entièrement mécanisés.
Pour ne pas paraître trop désarçonnée par cet étrange visiteur, Adallia décida d’enchaîner sur de nouvelles diapositives et poursuivit son cours. L’homme l’écouta attentivement enseigner et ne bougea pas pendant toute la classe.
✽✽✽
À la fin du cours, toujours très respectueusement, l’étranger attendit que les étudiants eussent fini de poser des questions à leur professeur. Puis, une fois la salle libérée de son public, l’individu descendit les marches qui fendaient les nombreuses allées de tables. Il s’avança doucement vers Adallia avec une certaine prestance . La jeune femme ne voulut pas faire semblant de l’ignorer et se dirigea à son tour vers lui.
L’homme était assez grand et souriant. Adallia se demanda si elle devait se méfier de lui et si ses manières étaient simplement de circonstances, ou bien si un membre du Gouvernement pouvait être, par miracle, quelqu’un de « presque » sympathique.
— Bonjour, dit-il en se penchant légèrement et en tendant la main droite, celle qui n’était pas bionique. Adallia Nalanda, est-ce que c’est cela ?
— Oui, c’est cela, répondit son interlocutrice un peu décontenancée et en lui serrant la main. Et vous êtes … ?
— Je m’appelle Kendar Wo-Cysbi, enchantée. Votre directeur Yu Kiao a déjà dû vous parler de moi, je pense.
— Oui, en effet.
— Je suis vraiment désolée de vous importuner pendant votre travail. Mais comme vous le savez sûrement, je souhaiterais m’entretenir avec vous au sujet de vos recherches.
— Euh…oui, bien sûr. Aucun problème, se contenta de dire Adallia.
— Souhaitez-vous que nous allions quelque part en particulier ou préférez-vous rester ici ?
Adallia regarda autour d’elle, prise un peu au dépourvu, et lui dit :
— Je pense que personne ne viendra nous déranger ici, il n’y a plus de cours après le mien.
— Parfait, dans ce cas-là, allons-nous asseoir.
Les deux protagonistes se dirigèrent près des escaliers qui remontaient vers la sortie et s’assirent chacun sur un côté, de sorte à pouvoir se faire face.
— Donc, vous travaillez aux affaires cybernétiques, n’est-ce pas ? demanda Adallia qui ne souhaitait pas perdre de temps et prendre l’initiative.
— Oui, exactement, répondit l’homme d’une voix assurée. Comme a dû l’expliquer votre directeur, je suis enquêteur pour un bureau qui est chargé de surveiller l’activité de l’École des Théoriciens. Nous nous occupons de garder un œil sur leur expansion à travers la Galaxie.
— Vous suspectez quelque chose en particulier ?
— En effet, dit-il d’une voix très calme.
Adallia était un peu surprise, elle ne s’attendait pas à ce que l’homme annonçât la couleur aussi rapidement. Celui-ci reprit tout aussi sereinement :
— Néanmoins, avant que je n’aille plus loin, je désirais, et avec votre permission bien sûr, parler d’abord de vos travaux.
Adallia comprit que la partie avait débuté et qu’il fallait avancer ses pions pour obtenir des informations. D’un geste de la main, elle invita l’enquêteur à lui poser les questions qu’il désirait.
— Vous travaillez sur la mise au point d’un système culturel par les Cyborgs, est-ce que je me trompe ? demanda ce dernier, souhaitant lui aussi aller droit au but.
— C’est cela… répondit simplement Adallia qui vit que l’homme en attendait plus. Euh... au cours de mes précédents travaux, j’ai démontré comment les Cyborgs se sont structurés autour de l’École des Théoriciens. Aujourd’hui, j’essaie de voir comment l’étude des espèces biologiques par les Assegaï est constitutive d’un système culturel cybernétique.
— Ainsi, vous écartez le point de vue, communément admis, que les Cyborgs se définiraient exclusivement par leur technicité ? résuma Kendar Wo-Cysbi, toujours d’une voix très tranquille.
— Oui, c’est cela même.
— C’est très intéressant… finit par dire l’homme en acquiesçant de la tête et avec une forme d’honnêteté qui émanait de lui.
Adallia se disait qu’elle était peut-être crédule, mais c’était la première fois, à l’exception de Sythecs comme Kaïlye ou Yu Kiao, que quelqu’un abondait vraiment dans le sens de sa thèse. Et pour cette raison, elle avait envie de croire à la sincérité de l’homme.
— Et vos recherches vous ont mené quelque part ? ajouta l’enquêteur.
— Eh bien… hésita Adallia, qui ne savait pas si elle devait déjà révéler une partie de ce qu’elle savait. Ces dernières semaines, j’ai beaucoup travaillé sur une planète-frontière du nom de Koutcha, dans un système frontalier à la Confédération.
Adallia nota qu’au nom de Koutcha, l’enquêteur parut étonné. La jeune femme poursuivit en faisant semblant de n’avoir rien remarqué :
— J’ai notamment découvert que la cité cybernétique de cette planète était placée sous l’autorité des Assegaï et que ces derniers favorisaient des échanges d’œuvres d’art.
Pendant qu’Adallia expliquait très succinctement ses trouvailles, Kendar Wo-Cysbi la regarda profondément, comme s’il était en train de sonder ses propos. Voyant qu’il gardait toujours la même expression, la jeune femme demanda à son tour de façon innocente :
— Est-ce que vous savez de quoi je parle ?
L’homme s’extirpa brutalement de ses pensées et lui dit :
— Oui, j’ai déjà entendu parler de cette planète.
Adallia désirait elle aussi en savoir plus et lui montra qu’elle attendait des réponses à ses questions. Ce serait ainsi l’occasion de voir si elle avait affaire à quelqu’un d’hypocrite ou non. Ayant compris les intentions de la jeune femme, l’enquêteur confia :
— Ce que vous me décrivez correspond en fait à une tendance plus globale et récente d’un rapprochement entre les Cyborgs et les Humains dans la Galaxie.
— Et est-ce que vous vous intéressez à Koutcha ? s’aventura à demander Adallia.
— Cette planète-frontière semble s’inscrire dans la politique d’ouverture de l’École des Théoriciens, mais la nature des échanges qui ont lieu là-bas n’a pas poussé le Bureau des affaires cybernétiques à s’y intéresser davantage. En fait, nous sommes beaucoup plus préoccupés par des liens qui ont été établis entre les Cyborgs et les Humains au sein même de la Confédération.
Adallia en fut très étonnée. Mais elle devinait que l’enquêteur ne souhaitait pas en dire plus et qu’il restait vague volontairement. Chacun continuait d’avancer ses pions à sa façon.
— À vrai dire, il y autre chose… fit la jeune femme, poussée par son instinct.
— Quoi donc ? interrogea Kendar Wo-Cysbi.
— Une partie de la documentation que j’ai pu consulter à propos de Koutcha parle d’œuvres représentant des êtres cybernétiques.
— Et ?
— Et... et il semble que parmi elles, les Assegaï s’intéressent tout particulièrement à une peinture religieuse.
Curieux, l’homme questionna :
— De quoi s’agit-il au juste ?
Estimant que l’enquêteur avait joué le jeu en lui donnant quelques informations, Adallia se résolut à dévoiler ce qu’elle savait. À l’aide de son connecteur, elle lui montra l’article dans lequel elle avait découvert l’étrange peinture. Elle décida également d’aborder l’interprétation de la « vie cybernétique » qu’elle et son directeur en avaient faite.
Au moment d’aborder ce concept, l’homme s’était soudain crispé. Et après avoir écouté l’exposé d’Adallia et regardé un hologramme de la peinture qu’elle lui présenta, il parut comme paralysé. Sa main à moitié robotisée posée sur son visage et la bouche à demi fermée. Son regard était plongé dans le vide.
Puis, aussi brusquement qu’il s’était enfermé dans sa léthargie, Kendar Wo-Cysbi rassembla ses idées et s’exprima d’une voix grave :
— Je dois admettre que votre histoire est particulièrement troublante.
— Oui, je le crois aussi, répondit Adallia sans savoir à quoi pensait exactement l’homme.
Un silence gênant s’installa entre les deux personnages. La jeune femme pouvait sentir que l’enquêteur dissimulait quelque chose et qu’il était hésitant. La mine sévère, ce dernier se décida à livrer quelques révélations supplémentaires.
— Avez-vous déjà entendu parler d’un Cyborg en particulier ? demanda-t-il. Un Cyborg qui répond au nom de SY es-Arn, il est plus connu chez les Humains sous sa forme abrégée : S-arn.
Le nom ne disait absolument rien à Adallia qui n’en avait vu aucune mention nulle part et qui secoua doucement la tête de gauche à droite.
— Il s’agit d’un Assegaï, continua l’enquêteur. Pour tout vous dire, je dirige une cellule spéciale qui s’occupe de le surveiller.
— Qu’a-t-il fait ? demanda la jeune femme qui ne s’attendait pas à cela.
— C’est par son intermédiaire que l’École des Théoriciens est entrée en contact avec des Humains à l’intérieur de la Confédération.
— Dans quel but ?
— Eh bien, nous savons désormais que ces individus collaborent avec les Cyborgs sur un projet, fit Kendar Wo-Cysbi d’un ton imperturbable.
À son tour, Adallia se retrouva troublée et ne dit mot.
— Nous n’en connaissons pas la nature exacte, enchaîna l’enquêteur, mais nous savons que ce projet s’appelle justement la « vie cybernétique ».
Toujours perturbée parce que lui disait l’homme, Adallia resta muette pendant plusieurs secondes. Elle avait du mal à prendre la pleine mesure des choses. Pour briser le silence pesant qui s’était à nouveau installé, elle finit par demander :
— Pourquoi des Humains et des Cyborgs travailleraient-ils ensemble ?
— C’est juste, répondit Kendar Wo-Cysbi, mais la vraie question est plutôt : pourquoi l’École des Théoriciens ferait-elle appel à des Humains ?
Une pensée naturelle se concrétisa dans l’esprit d’Adallia qu’elle se permit de suggérer presque aussitôt à l’enquêteur d’une façon un peu naïve :
— Il y a forcément un lien entre ces deux affaires qui parlent de « vie cybernétique ». Cela ne peut être un hasard.
— C’est aussi ce que je pense au vu de ce que vous m’avez raconté, rétorqua l’enquêteur, d’un ton toujours impassible. De plus, nous avons perdu la trace de S-arn et de ces individus depuis un certain temps déjà, et je me demande si cela ne serait pas judicieux d’aller jeter un coup d’oeil du côté de Koutcha.
Les propos de Kendar Wo-Cysbi confortaient un peu plus Adallia dans son intuition que Koutcha était une planète étrange et qu’il fallait continuer d’investiguer dessus. Elle ajouta spontanément :
— Il nous faut aussi plus de renseignements sur cette peinture !
— Oui, et je crois que l’auteur de l’article que vous m’avez montré pourrait nous en apprendre davantage à ce sujet.
— Je suis d’accord, fit Adallia en pensant que c’était aussi ce que lui avait conseillé son directeur. Le problème est que l’article est seulement signé par les initiales K. J., et je n’ai pas eu encore le temps de voir si je pouvais trouver d’autres d’informations sur cet auteur.
— Avec votre permission, je souhaiterais que vous me transfériez sur mon connecteur à le document en question. Je vais faire des recherches de mon côté et vérifier certaines informations. Je reviendrai vers vous plus tard. Si de votre côté vous appreniez quelque chose, n’hésitez pas à me le faire savoir.
— Euh...oui, c’est d’accord, bredouilla Adallia, qui sentait que, de toute façon, elle n’avait pas vraiment le choix.
Les deux protagonistes s’échangèrent leur contact et Adallia transmit à l’homme les données relatives à la peinture en espérant ne pas avoir à le regretter.
— Voilà, c’est bon, lui dit-elle une fois le transfert terminé.
— Parfait, fit l’enquêteur en se relevant brusquement de son siège et d’une voix plus sereine. Je vous dis à très vite.
Aussi éphémère que fut cette rencontre, elle n’en fut pas moins intense. Kendar Wo-Cysbi remonta les escaliers de la grande salle, en direction de la sortie, et Adallia resta un instant seule, assise, à méditer sur tout ce qu’elle venait d’apprendre.
Au bout d’un moment, la jeune femme s’empressa d’empoigner son connecteur afin d’appeler Yu Kiao et de lui faire un rapport sur ce qui venait d’être discuté. Adallia se demanda qui devait être le plus impatient des deux : elle, de raconter sa conversation ou son directeur, d’écouter ce qu’elle avait à lui dire. Dans tous les cas, cette rencontre avait insufflé à la jeune femme un coup de fouet et l’énergie dont elle avait besoin pour poursuivre ses recherches.
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