Chapitre 27 : Les Hybrides
La nuit était tombée. Sur Koutcha, elle était très courte, mais suffisante pour donner à Adallia l’impression qu’elle était arrivée dans un lieu lugubre. La pénombre s’était engouffrée dans le coin et étreignait les nouveaux visiteurs qui restaient sur leur garde.
La jeune femme et l’antiquaire avaient loué une petite embarcation qui les avait conduits jusque dans un quartier situé plus en marge de Scaracande. On l’appelait « La Guillotine » à cause de sa réputation coupe-gorge. L’architecture n’y était pas tellement différente des autres lieux de la cité, mais on sentait la poussière et la crasse imbiber les murs des bâtiments.
En traversant l’un des nombreux canaux étroits qui pénétraient dans le quartier, Adallia put voir les habitants jeter leurs déchets directement dans les eaux du canal ou bien des individus se battre aux abords des quais. Pour préserver la jeune femme, l’antiquaire n’avait rien dit de plus sur leur destination finale.
— C’est ici que l’on va trouver des Hybrides ? fit Adallia un peu tremblotante et à voix basse, pour éviter d’attirer l’attention.
— Oui, ils ont élu demeure dans les bas-fonds de Scaracande, répondit l’antiquaire, aux aguets. C’est une ville dans la ville.
Adallia hésitait à poser davantage de questions, de peur des réponses. Elle prit finalement son courage à deux mains et demanda :
— Mais vous êtes déjà venu ici, n’est-ce pas ?
— Oui. J’y rencontré le chef des Hybrides.
— Qui est-ce ?
— Il s’appelle Haydn.
— Et... il n’est pas trop dangereux ? interrogea naïvement Adallia.
— Il a une personnalité atypique. Mais ne vous y méprenez pas, il est très intelligent.
— Mais est-ce qu’il est dangereux ? répéta encore une fois Adallia.
— C’est un Hybride, rétorqua simplement le vieil homme. Si nous voulons retrouver votre ami Androïde, je crois qu’il est notre meilleure chance.
À quelques mètres de leur destination, l’antiquaire agrippa des costumes pour religieux et pressa la jeune femme d’en enfiler un avant d’accoster. La scène amusa le chauffeur de l’embarcation qui comprenait que ses deux passagers voulaient se fondre dans la population locale.
La barque s’arrêta à hauteur d’un ponton vétuste, et Kumara Jiva paya la « course ». Leurs vêtements camouflaient l’ensemble du corps, à l’exception des yeux, et Adallia dut lutter pour ne pas se prendre les pieds dans sa propre robe. Pour mieux se confondre dans leur rôle, l’antiquaire invita la jeune femme à placer ses mains au niveau du bas-ventre et à dessiner un geste rituel avec ses doigts dans lequel ses index se touchaient et pointaient vers le sol, en signe d’équilibre spirituel. Adallia ne savait pas vraiment combien de temps elle tiendrait ainsi, mais se concentra pour éviter toute suspicion. Tous deux marchèrent de la sorte, la tête légèrement inclinée.
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Le quartier était loin d’être aussi sombre qu’Adallia l’avait pensé en arrivant depuis les canaux. Malgré quelques passages étroits mal éclairés et peu avenants, notamment près des quais, les lieux étaient surtout occupés par des clubs, des restaurants et des vendeurs à la sauvette. Les odeurs ne ressemblaient en rien à celles du « Bazar du bizarre ». Des rejets nauséabonds émanaient des caniveaux et des eaux usées et une multitude de détritus en tout genre traînaient par terre.
La jeune femme remarqua par leur allure la présence d’un grand nombre de mercenaires dans les environs et d’autres individus peu recommandables. En revanche, aucun agent de sécurité de la Confédération ne circulait ici. Les transactions sur des marchandises de contrebande et de produits illicites se faisaient de façon décomplexée, à la vue de tous. Le regard d’Adallia fut attirée par des revendeurs qui avaient exhibé, à même le sol, une panoplie d’attirail cybernétique. Elle reconnut des composants pour cyber-robots aussi bien que des appareils pour améliorer les performances de véhicules. L’ensemble ne paraissait pas révolutionnaire, mais n’en était pas moins illégal. Les échanges se faisaient de la main à la main, sans plus de paperasserie administrative.
Au milieu de la faune urbaine, certains individus arboraient des tatouages identiques à ceux des enseignes que l’on trouvait sur la façade des lieux de beuverie et autre débauche. Il s’agissait de groupes criminels organisés qui tenaient les rênes des établissements environnants. Plusieurs hommes interpellaient les passants pour les inviter à venir consommer chez eux ou, au contraire, se chargeaient de lyncher publiquement les mauvais payeurs et les fauteurs de troubles, généralement éméchés.
Sur le moment, Adallia désirait par-dessus tout être ailleurs. « Dans quoi je me suis encore fourrée !? » se dit-elle intérieurement. Cependant, un élément la surprit agréablement ; tout ce petit monde évitait soigneusement de la croiser du regard ou de la bousculer d’une quelconque façon, et il en allait de même pour Kumara Jiva. Adallia en déduisit que c’était grâce à leur accoutrement, mais n’en comprenait pas la raison. D’autres personnages hauts en couleurs comme eux erraient dans les parages et bénéficiaient de cette sorte de « respect distanciel ». La jeune femme était curieuse de savoir pourquoi. Lorsqu’elle interrogea discrètement l’antiquaire sur la question, celui-ci répondit :
— Les Hybrides fréquentent beaucoup de religieux de la région. C’est pour cela que personne n’ose nous embêter, nous sommes officieusement sous la protection des Hybrides.
— Et qu’est-ce qui les pousse à fréquenter des religieux ?
— Je n’en ai moi-même aucune idée, il n’en a pas toujours été ainsi à Scaracande. Cela a commencé quand les Hybrides se sont installés ici.
Adallia aurait bien aimé savoir le pourquoi du comment. Elle avait aussi une autre question en tête et il était temps de la poser à son guide.
— Comment allons-nous aborder les choses avec les Hybrides ? Dois-je leur parler de BIDI-O ?
— C’est moi qui vous présenterai. Je leur dirai que vous êtes également antiquaire et que vous avez en votre possession une image qui pourrait susciter leur intérêt.
— Vous faites référence à la « figure cosmologique » ?
— Oui, après quoi nous trouverons un moyen de savoir s’ils ont entendu parler d’un Androïde qui ressemble à votre ami.
Adallia voyait bien que Kumara Jiva savait ce qu’il faisait. Elle devinait aussi que le vieil homme souhaitait profiter de cette occasion pour découvrir ce qui se cachait derrière tout ce mystère iconographique. La jeune femme le laissa donc mener cette affaire sans discuter ; tout ce qu’elle voulait, c’était retrouver son ami robotique.
L’antiquaire prit la direction d’une rue adjacente où se trouvait un bâtiment à l’architecture plus moderne. Ce dernier se distinguait par son apparence trapue contrastant avec des colonnes aux lignes verticales entrecoupées de larges fenêtres arquées. De la lumière et des ombres s’agitaient à travers les vitres et saisirent Adallia en raison des vibrations sonores qui se répercutaient jusque dans le sol. La jeune femme comprit aussitôt de quoi il s’agissait et interpella son guide avant que celui-ci n’allât plus en amont.
— Nous allons dans une boîte de nuit ?!
— Je sais que cela paraît étrange, mais c’est le repère des Hybrides.
— Et vous croyez qu’ils vont nous laisser entrer ?
— Ne vous inquiétez pas, Adallia.
Kumara Jiva l’enjoignit à continuer vers la bâtisse où le rythme des vibrations se faisait de plus en plus rapide et percutant. À l’entrée, un groupe d’une dizaine de personnes gardaient l’accès au lieu. Ils étaient grands et robustes, et bavardaient entre eux. Contrairement aux établissements devant lesquels Adallia et l’antiquaire étaient passés précédemment, ce club n’avait pas de file d’attente. Pour y pénétrer une seule condition suffisait : être Hybride.
Adallia suivit l’antiquaire en restant bien derrière lui. Kumara Jiva se présenta avec révérence devant le groupe d’hommes et de femmes et abaissa la capuchon de son costume pour dévoiler son visage. L’un des individus s’approcha de lui en le dévisageant intensément. Outre leur bonne constitution, un détail trahissait généralement la nature des Hybrides : leur yeux. Ces êtres ne clignaient jamais des yeux et conservait un regard fixe et perçant.
L’homme qui vint à eux ne dérogea pas à la règle. Et à mesure qu’il s’avança, Adallia remarqua un élément troublant ; au milieu des tatouages qui recouvraient son corps jusqu’au visage, des marques sur la peau révélaient l’implant d’améliorations bioniques. De petites entailles apparaissaient depuis le coin de son œil gauche jusque dans le prolongement du cou, là où se trouvaient des tuméfactions causées par des blessures antérieures. L’individu fut bientôt rejoint par ses comparses. Le spectacle qu’ils offraient fut encore plus impressionnant ; certains portaient des sortes de prothèses cybernétiques au niveau des oreilles, des yeux et de la mâchoire tandis qu’une femme, presque aussi costaud que les hommes, possédait un bras entièrement bionique. De tous les « affreux » du secteur, les Hybrides étaient les pires.
Adallia se sentait encore plus mal et voulut s’enfuir à toute jambes. Elle tenta de se contrôler et de ne pas céder à la panique en repensant à la raison qui l’avait poussé à venir jusqu’ici. Le vieil homme qui l’accompagnait semblait, lui, confiant et dit à ceux qui leur faisaient face tel un mur :
— Je me nomme Kumara Jiva, et je souhaiterais, si possible, avoir une entrevue avec Haydn. C’est important.
Au nom de leur chef, les Hybrides cessèrent d’être de marbre et se regardèrent, dubitatifs. L’un d’entre eux, dont la partie inférieure de la mâchoire était mécanisée, intervint :
— Je te connais, toi ! dit-il d’une voix grésillante qui rappelait un peu celle de BIDI-O. Tu es antiquaire, tu es déjà venu ici.
— Oui, répondit Kumara Jiva qui espérait une telle remarque. Haydn me connaît aussi. Je viens le voir avec ma collègue à propos d’une image qui pourrait grandement l’intéresser.
Les Hybrides bougèrent la tête pour mieux observer Adallia restée docilement à l’arrière. L’antiquaire lui fit signe de retirer son capuchon et la jeune femme dévoila son visage.
Adallia sentit les regards froids des Hybrides l’analyser. Lorsqu’elle releva légèrement la tête pour les voir aussi, elle vit quelque chose à laquelle elle ne s’attentait pas. Le premier Hybride qui s’était approché d’eux avait au niveau du torse, laissé en partie à découvert, un tatouage qui se démarquait et qui n’était nul autre que celui du symbole chimérique. Adallia prit une expression choquée, et quand l’Hybride réalisa ce qui bousculait la jeune femme, celui-ci sourit avec malice.
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À l’intérieur du club, l’ambiance était exaltée par les jeux de lumière et l’intensité des vibrations sonores. L’aménagement d’un vaste espace de divertissement était conçu de telle sorte à amplifier la réverbération du son qui semblait provenir de tous les côtés. Adallia n’aimait pas beaucoup ce genre d’endroit à cause du bruit et des excès qui pouvaient s’y produire. Et bien qu’elle n’était pas à l’aise d’être au milieu de tous ces Hybrides, il y avait quelque chose d’autre. Tout d’abord, elle remarqua que le club était impeccablement tenu et paraissait très différent des établissements débridés de l’extérieur. Le lieu donnait une impression presque chic avec ses tables et ses comptoirs luisants, ses projections holographiques d’effets visuels qui suivaient le rythme de la musique électronique, et ses cyber-robots qui parcouraient la salle d’un bout à l’autre pour servir les clients.
De plus, sur la piste de danse qui recouvrait une partie de la salle qu’Adallia et Kumara Jiva traversaient sous bonne escorte, l’émotion était palpable. La jeune femme avait craint que leur présence ne se fît remarquer. Ce n’était pourtant pas le cas. Les Hybrides étaient plongés dans une sorte de transe d’un genre insolite. Quand elle les vit ainsi, Adallia pensa instantanément aux Qarachahrs et à leur rite de l’écholocation. Chaque Hybride portait un appareil cybernétique au niveau du front et effectuait les mêmes gestes que les autres dans une synchronicité presque parfaite. Les améliorations bioniques n’étaient seulement un moyen de survie pour eux, mais une afirmation de leur identité et de leur indépendance. À travers la foule, Adallia vit une Hybride gesticuler avec effervescence près d’elle, les pupilles dilatées et le regard non-focalisé, porté hors du monde réel par un état modifié de conscience. Cette transe et le rythme de la musique commençaient à imprégner Adallia qui se sentait enivrée par le mouvement tonique des corps ne faisant plus qu’un.
La dure réalité des faits revint rapidement la rattraper lorsque les Hybrides qui leur servaient d’escorte les stoppèrent devant la porte d’un espace privé dans un recoin du club. Pendant qu’on les faisait patienter, Adallia se rapprocha discrètement de l’antiquaire et demanda dans le creux de son oreille :
— Est-ce que vous avez vu comme moi le tatouage du symbole chimérique ?
— Oui, répondit placidement l’antiquaire. Quelque chose me dit que nous allons en voir d’autres.
En effet, deux de leurs « gardes du corps » revinrent accompagnés d’un autre de leur congénère, un grand gaillard armé d’un fusil de précision laser et dont on devinait, au haut du thorax, qu’il portait un tatouage du symbole chimérique. Adallia alternait du regard entre le tatouage et l’arme de l’Hybride qui faisait bien un tiers de sa taille et qui était encastrée dans le bras de l’homme par un système biomécanique. On les poussa légèrement vers l’avant.
La jeune femme et l’antiquaire pénétrèrent dans un long couloir sombre et insonorisé. La musique n’était presque plus audible. Seul un bruit sourd et un effet de battement dans les murs étaient encore perceptibles. Un peu plus loin, un escalier descendait dans les profondeurs de l’établissement. Adallia et Kumara Jiva s’y enfoncèrent en direction d’une ouverture lumineuse. Une mélodie beaucoup plus douce et aux harmoniques inhabituelles se fit entendre. On aurait dit une forme d’hybridation entre des sons générés par des cordes vocales et ceux d’une machine. L’effet résultant donnait l'impression que l’instrument parlait dans un langage robotique et énigmatique.
Quand la jeune femme et l’antiquaire arrivèrent en bas, ils débouchèrent sur une salle presque aussi grande que celle du club à l’étage supérieur. Dans cette nouvelle pièce, creusée dans la roche et donnant l’impression d’une immense grotte aux formes épurées, l’atmosphère était complètement différente. La mélodie était produite par des Hybrides drapés dans des costumes religieux semblables à ceux d’Adallia et Kumara Jiva. Les Hybrides étaient agenouillés autour de bassins carrés remplis d’une eau à la couleur sombre et à la texture compacte. Ils émettaient leurs sons étranges à l’aide d’un masque en silicone reprenant les formes du symbole chimérique.
À l’intérieur des bassins, d’autres Hybrides se tenaient debout, presque nus, et procédaient, à l’aide d’instruments chirurgicaux, à des opérations sur des individus dont le corps flottait à la surface du liquide poisseux. Adallia ne mit pas très longtemps à comprendre que le liquide en question servait d’intraveineuse pour nourrir des implants bioniques qui étaient introduits dans les corps opérés. La scène révulsa la jeune femme qui eût une expression de dégoût en voyant le mélange de sang et de chair qui résultait de la greffe de ces composants artificiels. Elle ne tarda pas, néanmoins, à vite dissimuler son écœurement, car contrairement à la piste de danse, ici, leur visite ne passait pas inaperçu.
Les Hybrides aux masques continuèrent leurs incantations lyriques, mais détournèrent la tête en direction des deux nouveaux arrivés quand ceux-ci traversèrent entre les bassins. Les chirurgiens levèrent également la tête pour voir ce qui se passait et lancèrent un regard inquisiteur à Adallia et Kumara Jiva qui efforcèrent de ne rien laisser transparaître. Les deux protagonistes marchèrent tout droit, sous le regard pesant de l’assistance et la résonance des ondes sonores qui parcouraient la salle. Le sol était imbibé du liquide obscur, et Adallia fit très attention à ne pas glisser et se faire encore plus remarquer.
On les fit ensuite attendre devant des rideaux fins derrière lesquels on devinait des corps en mouvement. Adallia en profita pour se pencher de nouveau vers l’antiquaire :
— Et tout cela, vous l’aviez déjà vu ?! demanda-t-elle.
— Non, rien de tel, répondit l’antiquaire qui paraissait aussi stupéfait que la jeune femme. Les choses ont beaucoup évolué depuis la dernière fois, et je découvre comme vous.
Adallia se souvint de ce que Kendar Wo-Cysbi lui avait dit sur les améliorations bioniques et les Hybrides. Il était évident que ces derniers préparaient quelque chose. Adallia aurait voulu en informer l’antiquaire, mais il était désormais trop tard. Les Hybrides ouvrirent le rideau. Les bassins avaient laissé place à du mobilier sobre dont la pierre polie et la surface lisse s’incrustaient parfaitement dans le décor rupestre.
Un Hybride était assis sur une table au centre, en position de délassement. Sa jambe gauche pendait le long de la table, l’autre était repliée vers lui avec son bras droit posé dessus. Il était vêtu d’une étoffe de tissus qui couvrait son bassin et une partie de ses jambes. Tout le tronc de son corps jusqu’à la moitié gauche de son visage était robotisé. Un homme s’activait dans son dos, avec de petits assistants cyber-robots, pour lui faire des injections et des réparations. Des machines à proximité alimentaient en énergie des composants bioniques placés sur des supports prévus à cet effet.
Tout autour, d’autres Hybrides étaient postés debout ou assis. Certains avaient déjà bénéficié de régénération et se reposaient. Les autres guettaient et assuraient la sécurité, l’expression patibulaire. Ce qui marqua le plus Adallia à cet instant précis était que l’Hybride le plus « augmenté », et assis au centre de la salle, souriait. Il fixait intensément les nouveaux visiteurs de ses yeux bleus, presque translucides.
Adallia et Kumara Jiva se présentèrent devant lui et on leur ordonna de s’arrêter. Tous les regards étaient braqués sur eux. La jeune femme avait l’impression qu’il suffisait que l’Hybride au centre fît un geste de la main pour que tous les autres leur sautassent dessus. Cependant, rien ne se produisit. L’homme continuait de les observer avec un air narquois. Et au moment où Kumara Jiva s’apprêta à prendre la parole pour briser le silence, l’Hybride dit d’une voix détonante :
— Alors comme ça, vous êtes revenu ! Il faut croire que nous vous manquions.
— Bonjour à vous Haydn, répondit l’antiquaire d’un ton très courtois. Je vous remercie de nous recevoir. Je ne serais pas venu vous déranger si ce n’était pas aussi important.
Haydn se leva de la table en décrochant des câbles attachés à son dos. L’Hybride s’approcha de ses visiteurs et leur imposa sa stature robotisée. En se déplaçant, son corps émit des bruits mécaniques presque identiques à ceux des cyber-robots ou des Androïdes. Son sourire et son regard soutenus ne le quittaient pas.
— Qu’as-tu pour moi, l’antiquaire ? dit-il de sa voix sortie d’outre-tombe et qui semblait ne pas être la sienne, ou plutôt le mélange de beaucoup d’autres.
— J’ai demandé à vous voir, car la jeune femme qui m’accompagne possède quelque chose qui devrait beaucoup vous intéresser.
Kumara Jiva pria Adallia d’afficher l’hologramme de la « figure cosmologique » qu’elle avait enregistrée dans son connecteur. Quand ce fut fait, le sourire de Haydn s’estompa. Il resta là planté pendant plusieurs secondes à analyser les détails de la peinture, les yeux toujours grands ouverts. Enfin, l’Hybride reprit la parole en s’adressant à Adallia.
— Qui es-tu ?
— Elle est antiquaire, comme moi, répondit Kumara Jiva à la place de la jeune femme. Nous nous connaissons depuis quelques années. Elle m’a récemment présenté cette peinture qui possède des points communs avec celle que vous m’aviez montrée sur la « vie cybernétique ». Et comme je sais que vous vous intéressez en particulier au thème iconographique du symbole chimérique, je me suis dis que....
— Que désirez-vous ? coupa sec Haydn.
— Des informations, réagit calmement l’antiquaire.
— Avez-vous une langue ? fit alors Haydn en direction d’Adallia.
La jeune femme était confuse par le fait que l’Hybride alternait entre tutoiement et vouvoiement. Il avait l’air de souffrir d’un dédoublement de personnalité. Adallia se racla la gorge et prit son courage à deux mains pour lui répondre.
— Euh... oui.... nous... nous voudrions savoir... si possible... ce que signifie le symbole chimérique... son lien avec les machines représentées sur les peintures.
Haydn parut un peu désarçonné par la requête de la jeune femme. Sans doute s’attendait-il plutôt à un prix en échange de la peinture. Il hocha la tête et exprima des tics nerveux au niveau du visage.
— Est-ce que ce sont bien des Cyborgs ? fit spontanément Adallia en voyant que l’Hybride ne répondait toujours pas.
Haydn cessa tout mouvement et se figea sur place. Même l’antiquaire fut surpris par la question.
— Pourquoi dîtes-vous cela ? interrogea l’Hybride avec beaucoup de méfiance.
— Euh... et bien... ces figures ressemblent à des Cyborgs, mais je n’en suis pas sûre, bredouilla Adallia.
Haydn sourit de nouveau.
— C’est une conception ancienne des machines, dit-il de façon sibylline.
— Vous voulez dire une conception... par une civilisation ancienne ? osa questionner Adallia.
— C’est ce que nous disons.
— Donc... dans ce cas-là, ce ne sont pas des Cyborgs qui sont représentés en peinture, n’est-ce pas ?
L’Hybride souriait toujours, mais ne répondit rien. Adallia ne savait pas si elle était gênée ou simplement apeurée. L’antiquaire, lui, était bouche bée et se taisait.
— La « vie cybernétique » a été découverte sur Koutcha, prononça enfin Haydn.
— Sur Koutcha ? répéta la jeune femme.
— Sa colonisation par les Assegaï a reconfiguré la Frontière.
Adallia se concentrait pour décrypter ce que formulait l’Hybride. Elle n’était pas certaine de tout saisir, mais ce qu’il disait pouvait expliquer pourquoi les Assegaï avaient décidé de s’implanter dans ce secteur galactique et la raison pour laquelle l’École des Théoriciens menait ses recherches sur la « vie cybernétique », ici, à proximité des zones en cours d’exploration.
De même, Yu Kiao avait deviné juste lorsqu’il avait émis l’hypothèse que les êtres cybernétiques représentés sur la peinture découverte à Koutcha n’étaient peut-être pas des Cyborgs. Ces machines étaient liées à une culture aussi inconnue que leur nature cybernétique. En revanche, tout ce qu’Adallia avait vu et entendu en venant jusque dans la « tanière » des Hybrides suggérait que pour ces derniers, et sans aucun doute pour l’École des Théoriciens, le mystère n’était pas aussi grand.
— Vous connaissez cette civilisation qui a créé ces peintures ? continua d’interroger la jeune femme avec fébrilité.
— En quoi cela vous intéresse-t-il ?
— Cette civilisation pourrait fournir des informations précieuses sur la nature des machines représentées.
— Comme quoi ?
— Euh... et bien, je ne sais pas... peut-être sur leur singularité technologique par exemple.
Haydn était de plus en plus crispé. La situation pouvait s’envenimait à tout moment.
— D’où vient-elle ? demanda l’Hybride.
— Vous... vous parlez de la peinture que je vous montre sur l’hologramme ?
Haydn ne dit rien.
— Un Androïde le lui a vendu, ici à Scaracande, intervint Kumara Jiva.
— Euh... oui.... c’est un Androïde petit, les yeux bleus et une roue motrice, ajouta Adallia d’un ton peu confiant.
Haydn eut une nouvelle fois une réaction étrange. Il tourna le dos à ses deux interlocuteurs et se mit à vociférer des propos inintelligibles. Les autres Hybrides commencèrent à s’agiter également. Adallia se demanda ce qui allait leur arriver. Quand Haydn se retourna enfin vers la jeune femme et l’antiquaire, il avait repris son air malicieux, et leur dit très tranquillement :
— Je crois que vous allez être nos invités un peu plus longtemps que prévu.
Adallia sentit la pointe d’une arme la braquer dans son dos.
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