Chapitre 3 3/4
Lieserl patientait calmement dans l'ascenseur.
Tout du moins, en apparence. Car au fond de lui, il jubilait. Grand'Arch s'offrait à lui d'une nouvelle manière, et chaque seconde qui l'éloignait du sol accroissait son excitation.
Au niveau le plus profond se trouvait le coeur de la cité : la place marchande, cerclée des bâtiments les plus importants, l'Archium, le palais du roi, et le quartier des habitations des riches. En direction de l'Ouest se trouvait la rampe, longue de presque un kilomètre. Le denivelé et la pauvreté grimpaient, tandis que la température baissait.
Afin de faciliter le transit des personnes et marchandises, les nains avaient conçu un ingénieux système d'élévateurs, qui reliaient les étages les plus bas jusqu'au plafond de pierre. De là, on rejoignait la rampe par un large passage creusé dans la roche - et ainsi de suite jusqu'à la surface.
Lieserl n'en pouvait plus de patienter. Il s'imaginait toutes les fabuleuses découvertes qui l'attendaient, hors de la cité. Il se concevait de longues expéditions, contemplant les lieux de légende et les créatures qui peuplaient le monde, avant de revenir faire part de ce qu'il avait vu à Thrill.
Sa première vision de l'extérieur lui procura la même sensation que le vent glacé qui soufflait. Le sol était boueux, les maisons en ruine. Une pancarte, dont une partie avait été raturée et une autre griffonée à la va-vite, affichait "Orée, Dessus-le-Trou-du-cul des nabots".
Lieserl décida de ne pas se décourager de cette première impression. Après tout, il voulait explorer le monde pour les surprises qu'il recelait, et cela comprenait les mauvaises.
Il déambula pendant un temps, sans trouver rien d'autre que les immondices qui stagnaient dans les cloaques ravinés par la pluie, et les mendiants infirmes et atones dans la bourbe.
Plus il s'enfonçait dans la misère, et plus les regards avides le dévisageaient. Il s'apprêtait à faire demi-tour, victime de la tension qu'il ressentait, quand il se heurta à un groupe d'adolescent aux visages poisseux et aux vêtements rapiécés.
Le plus grand des trois tendit le doigt vers le manteau de fourrure de Lieserl.
- Où t'as trouvé ça ?
- Il l'a volé, c'est sûr ! Comment t'as fait ? continua un autre aux cheveux blonds noircis de crasse.
- On t'a jamais vu, ici. Tu viens d'où ? reprit le premier.
- Vous avez vu comment il regarde les alentours ? dit le dernier. Il est pas d'ici, c'est certain. Il doit venir de chez ces putains de nains. Alors, on a perdu sa bourgeoise de mère ?
Lieserl était terrifié.
- Tu vas nous donner ça gentiment, le môme, d'accord ? continua le premier en s'avançant.
Lieserl se retourna pour s'enfuir, mais sa jambe se déroba. Il s'écrasa brutalement dans la fange.
- Chopez-le !
Il sentit une masse compresser sa cheville, tandis que plusieurs mains s'affairaient à le dépouiller de tous ses biens. Il tenta de se débattre, mais un premier coup de pied l'atteint dans le creux du ventre. Un autre aux reins. Puis un autre. Et un autre.
Hébété par les impacts, Lieserl perdit le fil de la réalité.
***
- Eh, la marmaille, qu'est-ce que tu fais ?
Lieserl sursauta. Son corps entier le faisait souffrir, et toute sa conscience était investie à effectuer un pas après l'autre, jusqu'à Grand'Arch. Il ouvrit l'unique oeil qui acceptait de lui répondre.
Un garde lui barrait l'accès à la rampe.
- Je... je veux redescendre... balbutia-t-il.
- Grand'Arch n'accueille pas les orphelins. Du vent !
- Mais... j'habite en bas...
Le garde éclata de rire.
- Bien essayé gamin, mais aucun humain n'habite à Grand'Arch. Allez, ne me force pas à te dégager par la peau du cou.
- Mais, c'est vrai... c'est Thrill qui...
Sans ménagement, le garde lui donna un coup au ventre avec l'extrémité du manche de sa lance. Le souffle coupé, Lieserl comprit qu'il n'hésiterait pas à exécuter ses menaces.
Alors qu'il prenait conscience de l'endroit où il se trouvait retenu, de petites larmes vinrent brouiller sa vision. Il s'écroula à terre, et se prit le visage dans les mains.
Thrill. Instinctivement, ses pensées se dirigèrent vers le nain.
"Il va venir me chercher. Il va venir me chercher."
C'est en se répétant ces paroles que Lieserl fit demi-tour, la tête baissée et le pas traînant.
***
Lieserl ne savait plus depuis combien de temps il attendait. Le souffle glacé de l'air mordait sa chair; sensation accrue par ses vêtements humides et souillés. Il avait terriblement faim et soif. En contemplant les misérables squelettiques autour de lui, il avait déduit qu'il ne trouverait aucune nourriture dans les environs. Et l'eau saumâtre des flaques disséminées au sol ne le tentait nullement.
Il en était venu à grignoter l'intérieur de ses joues et à récolter dans ses mains la fine bruine qui tombait du ciel.
Seul le sommeil arrivait parfois à le détourner de son insupportable situation, ainsi qu'un petit jeu improvisé - quoique très ennuyeux - qui consistait à compter les voitures de passage.
Il tentait vainement de s'endormir quand un homme, petit et grisonnant, vint s'asseoir à coté de lui. Lieserl eut un mouvement de recul ; un reflèxe qui fit sourire l'inconnu.
- N'ai pas peur, je ne te veux pas de mal. Et puis, regarde, dit-il en révélant son pied.
Il formait un angle anormalement grand avec le reste de sa jambe.
- Tu vois ? continua-t-il. Je ne suis pas bien dangereux. Avec ça, je ne peux pas te poursuivre si tu décides de t'enfuir. Comment tu t'appelles ?
Lieserl hésita à répondre, mais le visage de l'homme était avenant.
- Lieserl.
- C'est un étrange nom, ça ! Tu n'as pas l'air en forme. Est-ce que tu as faim ?
Il fit oui de la tête.
- Tiens, prend ça, répondit l'homme en sortant un petit morceau de pain de sous sa tunique. Mange-le vite, avant que quelqu'un ne le voie.
Lieserl s'exécuta. Il était dur et rassis, mais il n'en avait cure.
- Merci..., dit-il une fois la bouche vide.
L'homme sourit à nouveau.
- Est-ce que tu veux que je te montre un endroit où tu seras à l'abri de la pluie et du vent ?
Une fois encore, Lieserl hésita, avant d'acquiescer. Il imaginait difficilement comment la situation pouvait empirer.
- Au fait, moi c'est Bodran, dit l'homme alors qu'ils clopinaient tous deux en direction d'une cabane de fortune.
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