Chapitre 4 3/5
Tout devint flou.
En quelques secondes, de fugaces images déferlèrent dans l'esprit de Lieserl dans un enchaînement chaotique et incontrôlé.
***
Debout sur un coffret, l'homme domine du regard des dizaines d'individus qui se pressent dans la petite salle.
- Tout ce temps, nous sommes restés dans la misère, nargué par les convois chargés de marchandises qui défilaient devant nos yeux. Et nous n'avons rien fait, sinon nous vautrer dans la fange en espérant susciter un peu de pitié. Aujourd'hui, c'est terminé. À chaque occasion qui se présente, pillez les chariots, volez les riches et rançonnez les marchands !
Des rugissements approbateurs.
***
L'homme rédige une lettre aux lettres de sang : "Nains vont sortir de leur tanière. Aux premières fumées, attaquez."
Elle s'envole.
***
L'homme fait face au prisonnier.
- Es-tu disposé à parler, maintenant ? À qui était destiné le convoi ?
- Ar... Arcanie... Arcanie... Arcanie..."
Les mots se répètent inlassablement.
***
L'homme est toujours face au prisonnier.
- À ton avis, quel genre de chant pousse un homme lorsqu'on lui décolle les ongles ?
Une autre personne est présente. Un visage familier qui s'horrifie. Bodran.
- Tu ne peux pas le torturer, Vart ! C'est... C'est horrible !
- Tu as échoué, Bodran. Toutes ces années, tes méthodes n'ont rien donné. Maintenant, c'est à mon tour.
- Je ne peux pas regarder ça. Tu vivras avec ce souvenir tout le restant de ta vie, répond-il en quittant la pièce.
- Et toi, avec celui de m'avoir laissé faire..., murmure l'homme quand il fut parti.
***
Le décor change. L'homme s'est mué en petit garçon.
Il observe les passants, ses pieds nus bleuis par le froid. Ses poings fermés de sang maculé, sa chair transpercée par ses longs ongles crasseux. Sa machoire si sérrée qu'elle en tremble. Le regard emplit de haine et de colère.
Il hurle de toutes ses forces. De ses rugissements le silence n'offre qu'une réponse : indifférence.
***
Un lit souillé par les excréments et la bile. Dedans, ses parents agonisants.
- Ne t'inquiète pas, mon petit moineau. Ça va aller...
Un dernier souffle. Un appel sans réponse. Un cri, des larmes.
***
Le petit garçon tire la manche d'un homme, un masque de bec attaché à la ceinture.
- Mes parents sont malades... S'il vous plaît, vous pouvez venir les soigner ?
- Tu as de l'or ? répond l'homme.
Un hochement de tête. L'homme reprend son chemin, sans un regard.
***
Lieserl reprit ses esprits, le souffle coupé par les émotions qui affluaient. Vart était toujours devant lui, immobile, son visage figé par une terreur intrinsèque.
En découvrant que la culotte de l'homme avait glissé sous ses genoux, Lieserl remarqua que la paume de sa main était ouverte. Les images qu'il venait de voir dansaient au-dessus d'elle en de petites formes nébuleuses.
Il resta longtemps à contempler ces souvenirs qui avaient façonné un être pervers et mauvais. Était-ce là le devenir de tout homme ? Être changé à son insu par son vécu, sculpté par les mains hasardeuses de l'avenir, relégué à un simple bloc de pierre soumis au burin et à la massette du destin ?
Et lui-même, qu'était-il pour en extraire l'essence ?
Aucune réponse ne lui parvint, hormis une certitude. En ce moment, il tenait le marteau.
Avec un ultime regard à la statue de chair, il ferma la main, écrasant les petites mémoires qui se dissipèrent en un nuage de poussières lumineuses, avant de s'évaporer dans l'air.
Vart s'écroula contre le mur, son être brisé, le visage éteint.
Et Lieserl s'agenouilla, en proie aux larmes.
Qu'avait-il fait ? Il lui revint à l'esprit ces moments de doute dans les histoires de légende où les héros tuaient pour la première fois. Leurs dégoûts.
Il éprouvait la même chose à cet instant, mais ne pouvait se consoler que la mort avait emporté les souffrances de l'homme. Au contraire, il l'avait condamné. Condamné à oublier.
***
Alinor ouvrit les yeux, son esprit troublé par ce qu'elle avait ressentit.
Thrill s'arrêta aussitôt de faire les cent pas, le regard chargé d'espoir.
- Je sais où il est.
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