Chapitre 2
II
« …l’homme qui murmurait à l’oreille des 2CV »
(A. Joux)
Le roi et ses compagnons chevauchaient allègrement vers le nord-est. Ils n’avaient pas de boussole mais quelque chose leur disait qu’ils allaient dans la bonne direction. Quoi ? La mousse aux pieds des arbres ? Non, croyez-moi ; j’ai déjà essayé ce truc mais ça n’a rien donné : de la mousse, il y en a partout… et même si l’on fait rouler les canettes (puisque bière qui roule...). Ben, alors quoi ?... Ah, oui : le soleil, pardi ! Il avait dépassé mi-course depuis un long moment ; bientôt il plongerait vers les Monts de Bel en enflammant le ciel.
Charles avait hâte de retrouver son Aix, Hildegarde et ses enfants. Dans son esprit, il se refaisait le film des paroles de la devineresse : « Après tout, elle est maligne, la Hilde, en fait de prédictions, elle a surtout parlé du passé ! Et pour l’avenir, moi, empereur et bâtisseur d’une église en ma capitale ? Ce ne sont que flatteries.... Mais, d’un autre côté... pourquoi pas ?... »
Leur route longeait l’Ill avant d’obliquer vers le Palatinat. Ils connaissaient déjà cette sente datant des Celtes qu’empruntaient depuis belle lurette plus d’un gai luron. Et des tristes sires aussi. En chemin, ils passeraient par Strateburgum où le roi devait retrouver un groupe de ses hommes malins et fidèles qu’il avait envoyés faire un détour par la rebelle Soissons, y patauger dans la vase de ses innombrables étangs à la pêche aux informations.
Mais pour l’heure, ils en étaient encore loin et, avant que la nuit ne s’installât, les chevaliers voulaient avoir atteint le petit bourg près de la rivière.
Il y avait là-bas une auberge de bonne réputation, non pour ses belles chairs, mais pour sa bonne chère toutefois un peu chère (comme on dit à Massalia) et fréquentée en conséquence.
On y rencontrait toutes sortes de sires, tristes, comme on vous l’a déjà dit, ou gais (quelquefois même avec un i grec) ; on pouvait y côtoyer marquis, roitelets et autres drôles d’oiseaux. Les gens simples – un tantinet jaloux – appelaient ce genre de lieux huppés des « trous à ducs » (de « trou » qui signifie « lieu de perdition » et « duc » qui désigne un dirigeant, toutefois plus éminent qu’un chef barbare).
Le groupe atteignit ladite auberge juste avant la tombée de la nuit.
Inutile ici pour Charles de songer à venir incognito ; dès son entrée, il fut reconnu et apostrophé joyeusement dans les divers accents qui se retrouvaient autour des tables garnies :
– Oh, Karol, mon roi ! Toujours aussi rock ‘n’ roll ? (De « Rock und Rolle » : « jupe et roule » en vieux germain pour qualifier le bon vivant, le libertin).
– Et toi, toujours aussi spirituel, Gogaul ! rétorqua le monarque en lui frappant l’épaule.
– Le Magnum ! Comment de portes-tu donc, le brave ?
– Magnus ! Voyons, rectifia Charles, je ne suis pas de glace, Olaf !
– Mais déjà pas mal de bouteille, à ce qu’on dit.
– Ce con dit beaucoup de choses, sais-tu, l’ami !
Quelque curieux voulut lui demander encore :
– Et ton expédition dans le sud ? Les Ibères, sont-ils libérés ?
– Notre grand roi, qu’un long voyage a éreinté, souhaite se reposer et se restaurer ! coupa l’aubergiste en emmenant les cinq hommes dans une autre pièce où flottait l’odeur de pomme caractéristique d’une fraîche compote.
– Venez, compères, déguster cette popote ! dit Charles en faisant signe aux autres de s’asseoir.
– Il y a de l’aigre chou au menu ce soir avec sa viande fumée et son blanc à boire ! annonça l’aubergiste au groupe salivant.
– Médois, connaissais-tu ce lieu auparavant ? demanda Jonas roi d’Eckohn en s’installant.
– Il est vrai que j’en avais entendu parler mais je n’y avais pas encore mis les pieds.
– Tu vas voir, Nabil, qu’on y fait bonne ripaille. Je tiens cette adresse d’un certain Montmirail soudain apparu au hasard d’une bataille... commença d’Upastis en ôtant son chandail.
La conversation fut interrompue par l’arrivée des plats qui ravit la petite clique.
Pendant le repas, Charles tenta d’en savoir un peu plus sur Nabil ; les commentaires de Hilde et l’empressement de ce mercenaire à se mettre à son service n’étant pas faits pour le rassurer.
– Dis-moi, Nabil, que cherches-tu en m’accompagnant ?
– À être de ceux qui écrivent l’Histoire...
– Penses-tu être un grand combattant ?
– Plutôt un petit courbatu...
– Un stratège ?
– Sans stratagème...
– Te sens-tu l’âme d’un conquérant ?
– Je n’ai ramassé qu’une conque errante...
– Dans ce cas chantes-tu ? Danses-tu ? Peins-tu ? persista Charles. Que fais-tu de paille ?
– Sire Othello d’Upastis !? demanda l’aubergiste à la tablée.
– Oui ?
– Un faune vous demande...
– J’arrive ! lança l’intéressé en se levant.
– Aubergiste ! Une paille ! héla Pépin.
– Y en a une dans vos cheveux !
Pépin fourragea dans sa tignasse et y découvrit effectivement un fétu, certainement un reliquat de la nuit précédente.
– Que veux-tu en faire ? demanda Charles, amusé.
– Siroter l’eau de vie.
– Curieuse façon de boire ! s’étonna Jonas.
– Revenons à toi, reprit le roi en s’adressant à Nabil.
– En fait, je souhaite me joindre à celui qui bâtira le nouvel Empire d’Occident, mais pas exactement pour me battre à ses côtés, car je serai plutôt à l’arrière garde, puisque je suis scribe.
– Ah ?
– Oui, je relève, je relate les évènements et les phrases qui doivent devenir célèbres afin de transmettre ces récits à la postérité.
– Et qui te dit que ce que je ferai sera célèbre ?
– Ben, on parle encore de Clovis, alors de toi, tu penses bien...!
– Tu crois aux prédictions de Hilde, toi, non ?
– Oui.
– Bon, admettons. Alors, tu as l’intention de conter mes exploits ?
– À la plume et à l’encre que j’ai ramenée d’Extrême-Orient...
– Oho ! Tu es un grand voyageur !
– Oui... Je suis allé au-delà du pays des Vikings tirer le phoque et jusqu’au pays Cham qui ne connaît point de source d’eau tarie ; plus au nord, j’ai rencontré des moines qui faisaient fondre la neige autour d’eux...
– Ils ont cherché à te fourvoyer !
– Non c’étaient des bonzes amis... Ensuite, j’ai longuement galéré sur la Mare Nostrum, accosté à Constantinople où j’ai protégé une belle créature venue de Numidie et qui avait échappé à un marchand d’esclaves en plongeant dans le Bosphore...
– Quel courage !
– Les femmes numides ne sont pas des poules mouillées !
– Mais avec toutes tes pérégrinations, intervint le roi d’Eckohn, as-tu gardé ta foi ? L’as-tu ? Est-tu chrétien ?
– Quelle importance, Blondas ?
– Jonas, pas Blondas !
– Excuse-moi, roi des Bonnes...
– D’Eckohn, pas des Bonnes.
– Qui déconne ?
– Cherches-tu le combat ? demanda Jonas qui commençait à s’énerver.
Charlemagne intervint pour calmer ses compagnons car il voulait en savoir un peu plus avant d’éventuellement occire Nabil :
– Voyons ! Nous sommes un peu fatigués, les amis, prenons donc encore une gorgée de vin et allons nous coucher ! ordonna le roi des Francs que la persistance de Nabil à ne pas répondre intriguait toutefois.
Il ajouta encore :
– Il faudra que tu me montres ce que tu as déjà écrit, scribe !
– Cela sera fait.
– Ça tombe bien ! Je suis amateur de la chose écrite et je veux développer cela dans mon royaume car si « Karol s’envole, les aigris restent » et les troubles ressurgissent (cette citation rapportée par Nabil semble être à l’origine d’un proverbe connu). Voilà pourquoi j’ai décidé que nous ferons justement une halte à Herstal avant de nous rendre à Aix ; je dois y écrire quelque capitulaire capital. Capito ?
– Au Capitole ?
– En mon palais... D’ailleurs je te charge de le rédiger tandis que je te le dicterai... Mais connais-tu le latin, au moins ?
– Oui, bien sûr !
– Exemple ?
– Euh... voyons, que dire... Eurêka !...
– Cherches-tu à me leurrer ? Ce n’est même pas du latin de cuisine, ça, c’est du grec de baignoire !
– Je voulais dire que j’ai trouvé...
– Dans ce cas, Eckohn, ben, dis !
– Là, je dois manifester mon désaccord. Je sais que tu as une préférence pour les Germains mais je ne suis pas Eckohn ! protesta Nabil.
– Oui, bon, c’est la fatigue, on va pas refaire 68, non ! Fais pas ton Vindex !
– Hoquet. Alors voilà : « Verba volant scripta manent ».
– Ha oui, pas mal. C’est à peu près ce que j’ai dit tantôt... Bien, bien ; tu noteras cela.
– J’y comptais !
– Très bien ! Tu es engagé.
*
Le petit groupe atteignit Strateburgum le surlendemain à l’aube. Ils avaient parcouru la distance rapidement en utilisant plusieurs chevaux. Ne possédant ni quadriges ni 2CV, ils avaient à maintes reprises changé de destrier en cours de route, contrairement à Zorro qui cavale toujours sur son inséparable pur-sang noir nommé Tornado (comme mon aspirateur). Les plus rapides, tatoués CMXI, ils les avaient dénichés sous un porche chez un vigneron qui en faisait location. Durant leur galop nocturne, un éclair les avait incités à la prudence, annonçant l’orage et les ténèbres d’une pleine lune occultée par les nuages. Ils avaient passé la nuit sous les arbres finalement épargnés par la menace céleste.
Strateburgum, cité à la croisée des routes du royaume Franc, plaisait à Charles ; il avait un moment songé à en faire sa capitale mais il ne la considérait pas comme suffisamment sûre.
Elle intégrait anciennement le patrimoine des Etichonides, famille mérovingienne alliée qui s’était occupée de contenir les velléités des Alamans sur la région – rendant ainsi bien service aux rois francs – après quoi, ces derniers avaient annexé le duché d’Alsace au domaine royal... Or quelques irréductibles autochtones de langue alémanique manifestaient encore et toujours une volonté d’autonomie, d’autant que, ces derniers siècles, les Francs ne les avaient pas laissé passer les Monts de Bel pour étendre leur territoire, sans quoi ils auraient certainement poussé jusqu’à Reims, et le Champagne serait maintenant alsacien ! Imaginez une immense région s’étirant de Strasbourg à Reims et de culture alémanique ! Impensable ! Déjà que, depuis Clovis, une lignée de Pépins et de Charles s’était employée à agrandir les possessions franques, ce n’était pas pour se laisser enquiquiner par une poignée de mangeurs de chou au porc fumé.
Charles trouvait donc préférable de rester en bons termes avec la famille des anciens ducs tant que les Saxons lui donnaient du fil à retordre... Aujourd’hui ils seraient d’ailleurs hébergés dans l’abbaye de Hohenburg, fondée par Odile, fille d’Etichon qui, loin d’être un cornichon, devait être porté sur le tire-bouchon tant il avait un caractère de cochon. Si si ! Tiens : il avait voulu un garçon et ce fut une fille (ladite Odile), aveugle de surcroît. Ne voyant pas d’avenir pour elle, il avait cherché à lui faire la peau. Sauvée et miraculée, elle fut à l’origine de cette abbaye.
On relèvera que c’était vraiment une manie, à l’époque, de fonder des édifices religieux. Mais aussi une tactique ingénieuse pour asservir le peuple en lui faisant croire qu’il aurait une vie meilleure après la mort. Les chefs et rois, notamment depuis Clovis, approuvaient officiellement ces pratiques dont ils étaient quelquefois à l’initiative, et s’alliaient le clergé. Officieusement cependant, ils croyaient plutôt en la force de leurs bras, de leur esprit et de leur bas-ventre au grand regret des ecclésiastiques qui, eux, vantaient la force de Dieu, tout en se souciant davantage de celle de leur esprit, de leur bas-ventre et accessoirement de leur bras.
Charles avait opté pour ce lieu alors qu’il disposait d’un palais bien à lui car il y avait, par discrétion, donné rendez-vous à ses deux envoyés voir ce qui se tramait en Bavière.
On l’attendait évidemment à Strateburgum où il viendrait le lendemain le temps de faire une courte halte et récupérer ses troupes avant de reprendre la route d’Aix.
L’après midi, Charles et ses compagnons firent un tour à la chapelle où quelques nonnes s’appliquaient à laver Maria dans un profond silence même si Jésus-Christ. Ils s’agenouillèrent pour y prier car il fallait être exemplaire... Ceci accompli, ils allèrent visiter les malades et les nécessiteux à l’hospice, la grande oeuvre d’Odile, remettant quelques piécettes de-ci de-là et une belle bourse entre les mains de l’intendante ravie et rougissante.
Plus tard, Charles se retira dans une annexe puis de la lavandière qui s’y était imprudemment attardée, après quoi il eut une entrevue avec ses émissaires revenus de Bavière.
– Quoi de neuf chez les Bavarois ? demanda le souverain.
– Ça a pas été du gâteau... commença l’un.
– On en a bavé... rajouta l’autre.
– Oui, vous avez dû forcer à mort sur l’eau de vie, quoi !
– On doit sacrifier aux traditions si on veut être accepté et glaner des informations... expliqua le premier.
– Bon, alors !?
– Tassilon s’agite et commence à vouloir en faire à sa tête...
– C’est-à-dire ?
– Il veut produire sa propre cervoise, expliqua l’un.
– Impossible. Je vais avoir toutes les abbayes des Flandres sur le dos. Elles n’ont déjà que ça...
– Et les moules...! fit remarquer l’autre.
– Mais les moules sans les frites, c’est pas terrible. Et il faut encore attendre 1000 ans avant que Parmentier nous fasse bouffer les patates ! Je ne peux pas le laisser faire.
– C’est quoi, des patates ?
– Vous êtes de sacrés ignorants ! Qu’est ce qu’on vous a enseigné à l’école ?
– On n’y a pas été.
– Ah, oui, c’est vrai ! se rappela Charles. Puis il se tourna vers Nabil. Note, de Médois : je compte créer des écoles supérieures pour chefs et ducs... Pour commencer, Sciences Po, où l’on enseignera la culture des plantes potagères et l’École Noble d’Austrasie où sera enseignée la solidarité entre chefs pour rester parmi les privilégiés du royaume.
Sur ces mots, la porte s’ouvrit.
– Qu’y a-t-il, l’abbé ?
– Quelqu’un souhaite vous voir.
– Qu’il attende !
– C’est une femme...
– Qu’elle entre !
L’abbé Canne s’effaça pour laisser le passage à une femme aux cheveux roux partiellement teintés de bleu violacé, vêtue comme un homme, et portant une épée à la ceinture.
– Qui est-tu ?
– Je suis Mesch, la Rebelle.
– Avec quoi as-tu teinté ta chevelure ?
– Avec du jus de myrtilles.
– Merci pour le renseignement, je saurai te récompenser tout à l’heure. Va te restaurer et choisir une couche confortable.
– Je ne suis pas venue pour ça !
– Que veux-tu alors ?
– Te parler des Saxons.
– Qu’as-tu à m’apprendre ?
– Ils se soulèvent contre les Francs.
– Je sais.
– C’est Widukind qui les fédère.
– Je m’en doute.
– Il n’a pas digéré ton coup de l’incendie d’Irminsul.
– Un frêne, un simple arbre...
– Mais sacré.
– Ils ne connaissent pas Dieu !
– Ils s’en tapent.
– Sache que je les convertirai, dussé-je les massacrer !
– Oh, mon roi ! intervint l’abbé Canne. Si Jésus t’entendait, il retournerait dans sa tombe !
– Jadis, les Romains massacraient les croyants, maintenant c’est au tour des croyants de massacrer les incroyants. Et c’est qu’un début...
– Mais, une fois morts, ce sera difficile de les convaincre, ajouta Mesch.
– Je garderai quelques couples pour la reproduction... Mais, puisque tu sais tant de choses, Mesch, dis-moi donc où se trouve Widukind !
– Il devrait se trouver sur le site d’Irminsul.
– Et pourquoi devrais-je te croire ? Tu es Saxonne, à ce que j’entends.
– Mon père était franc, et Widukind a dit que ma mère avait trahi les Saxons en forniquant avec un Franc, et quand j’ai eu seize ans il m’a voulu pour lui. J’ai refusé et j’ai fui. Il m’a retrouvée mais j’ai pu lui échapper encore... Il a tué mes parents. Tu comprends ?
– Bon, tu peux toujours raconter des histoires...
Mesch se tourna et baissa le haut de ses braies pour dévoiler son arrière-train.
– Oh ! Tu l’as beau ! s’exclama Charles en se redressant sur son siège.
– Tu n’as pas bonne vue ! rétorqua Mesch. Vois donc ce sigle sur ma fesse, c’est le « W » que Widukind m’a tatoué sur la peau en signe d’appartenance.
– Tu as raison, ma vue est basse. Approche !... Plus près !...
Charles passa la main sur l’endroit concerné.
– Holà ! Pas de ça !
– Mais c’est ainsi que je peux mieux voir !
– Alors, tu as vu !? Je crois qu’il vaut mieux s’occuper de la Saxe que du sexe. Adieu ! lança Mesch en remballant ses atours. Et, avant que le roi subjugué n’ait eu le temps de réagir, elle était partie.
– Il vaut mieux que cela soit ainsi, consola l’abbé, une rebelle n’est pas soumise et tu pourrais avoir de fâcheuses surprises.
– Elle est simplement venue à toi pour que tu venges ses parents pas pour te donner son cul, suggéra Nabil.
– Bon, assez de commentaires ! L’abbé, va quérir mes compagnons sur l’heure !
– Je crois qu’ils se trouvent en galante compagnie au bourg.
– Qu’ils cessent leur bourre, on est à la bourre ! Et toi, Nabil, vas donc nous trouver de bons chevaux, nous avons une longue route devant nous.
– Nabil et l’abbé s’exécutèrent sans s’entretuer.
Trois quarts d’heure plus tard, Jonas, Othello et Pépin arrivèrent devant la pièce ou se reposait le roi. L’abbé Canne les invita à patienter et frappa à la porte :
– Tes compagnons sont là, mon roi !
– J’arrive !
Dix minutes plus tard, la porte s’ouvrit, livrant passage au monarque. Dans l’entrebâillement ils aperçurent une ravissante créature en train de dormir sur le lit.
– Oho, Charles ! Aurait-tu épuisé cette fille aux cheveux bleus ?
– Parbleu !... s’exclama Charles comme s’il s’agissait d’une évidence avant d’avouer : il est vrai qu’elle a fait une longue route à cheval avant de finir à cheval sur moi !
Devant l’étonnement de l’abbé, Nabil expliqua :
– J’ai revu Mesch à l’écurie. Elle m’a dit qu’elle regrettait d’avoir fui car elle avait finalement envie de connaître le roi un peu mieux (c’est une référence qui peut servir). Alors je l’ai réintroduite chez Charles... Enfin, façon de parler...
– Bon ! Compagnons, l’heure n’est plus aux plaisirs, allons prendre un peu de forces en cuisine et je vous ferai savoir mes directives pour les temps à venir.
Après un repas frugal se composant de poularde et de navets, Charles donna ses instructions :
– Toi, Jonas, tu vas te rendre en Bavière pour tenter de faire entendre raison à Tassilon. Je sais que ça ne sera pas de la tarte avec le Bavarois mais je te remettrai une lettre officielle. S’il ne se calme pas, cela lui fera comprendre qu’il finira au trou... Peine adaptée à un duc...
– Toi, Pépin, tu vas te promener dans le coin de Soissons, capitale franque, pour voir si tout est en ordre. Tu pourras en profiter pour faire du bateau...
– Je me promènerai dans Soissons à rames, comme un haricot, alors...
– Mais n’oublie pas de surveiller le commerce fluvial...!
Charles marqua un temps d’arrêt. Il lui semblait avoir déjà entendu cette réflexion quelque part. Puis il reprit :
– Quant à toi, Othello, tu viendras avec moi. Une étape rapide à Herstal, une autre à Aix pour que je puisse faire un petit coucou à ma famille et ensuite, haro sur le Saxon !
– T’accompagnerai-je également ? s’enquit Nabil, l’air un peu soucieux.
– Bien évidemment, je t’ai engagé comme secrétaire, non ?
– Ah oui, c’est bien vrai, ça ! fit le scribe d’un air satisfait, presque supérieur.
– Ho, fais pas ta vedette, hein ! le houspilla Jonas un brin jaloux.
– Mais je mérite votre confiance ! protesta Nabil.
– Bon, il suffit ! coupa Charles. On n’est pas en famille, vous laverez votre linge sale une autre fois ! ordonna-t-il encore en levant la main gauche (en droitier avisé, il préférait garder l’autre main à portée de son épée). Mais avant de nous mettre en chemin, levons une dernière fois nos gobelets au succès de nos missions... Où est donc l’échanson, l’abbé ?
– Il C barré, comme dit le ménestrel.
– Pourquoi ?
– L’échanson voulait faire chanter le trouvère et ce dernier l’a alors menacé de sévices à la personne... J’ai cependant fait quérir son frère jumeau qui travaille au « Clos François » ; il ne devrait pas tarder.
– Je le connais. C’est le même échanson mais la différence c’est que le tatouage n’est pas là.
– Qu’est-ce que tu nous chantes là, Charles, demanda Jonas étonné.
– Oh ? Rien... Un truc qui m’est passé par la tête...
Puis, après avoir bu leur chère rasade du départ, il désertèrent les lieux, Pépin prenant la route de l’ouest pour franchir les monts de Bel, Jonas filant vers l’est, tandis que Charles, Othello et Nabil chevauchaient vers le nord, tout cela semblant évident si l’on se réfère aux instructions données par le roi, cependant utile à dire pour ceux qui auraient loupé des cours de géographie.
Quelques jours et auberges plus tard, le trio atteignit Herstal où Charles retrouva ses troupes, rédigea quelque capitulaire, culbuta l’une ou l’autre donzelle en mal de mâle, prit un bain et changea de monture. L’ordre dans lequel tout ça se fit n’a pas pu être déterminé, mais cela importe peu.
Il se sentait bien dans cette capitale franque d’où venait son Pépin d’arrière grand-père, le père du Martel, mais il avait un indéniable penchant pour Aix dont il envisageait de faire le siège de son empire. Le Magne avait dans l’idée d’y faire construire une grande église pour sacrifier à cette mode qui, pour les puissants, constituait une stratégie politique. Voilà pourquoi Aix est devenue Aix-la-chapelle, à ne pas confondre avec Aix-les-bains, ainsi nommée suite à un projet romain de l’an 30 de construire un parc aquatique avec, en vedette, un performer hébreux qui donnait dans la marche sur l’eau, la multiplication des poissons et autre transformation de l’eau en vin. L’artiste ayant fait faux bond trois ans plus tard, épinglé comme leader de secte, il ne resta de ces installations que des baignoires et des piscines représentant toutefois et encore de nos jours une bonne source de revenus.
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