Chapitre LXXXIV (1/2)

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Cela faisait environ trois mois que Suni avait posé le pied à bord de notre voilier, et ma vie n’était déjà plus tout à fait comme avant. D’abord, parce que mon adorable bidon commençait à se voir, même sous mes vêtements, et que j’avais désormais appris à cohabiter avec ce petit colonisateur imprévu, mais finalement bienvenu… Ensuite parce que Suni, qui ne faisait jamais rien comme tout le monde depuis qu’elle avait appris à marcher, à parler et à chaparder dans les cuisines, m’apportait au quotidien un mélange de réconfort et de bousculade qui me faisait vraiment du bien.


J’avais immensément pleuré la mort, ou plutôt l’assassinat, de mon père, de mon autre soeur et de mes neveux. Même si je n’avais jamais rencontré la petite famille de Ruti, cette barbarie était une énième preuve de l’aveuglement et de la dangerosité de Rotu. Même décédé, celui-ci continuait donc à dévaster ma vie et mon moral ! J’en éprouvais à la fois de la colère et de l’impuissance. Et en l’absence de mon cher Orcinus, sans ses bras souples et ses regards profonds, j’aurais très certainement baissé la garde plus de mille fois si Suni n’avait pas été là, avec ses cheveux comme une pluie d’étoiles et ses yeux verts comme un espoir millénaire, à me houspiller, à me gronder, à m’entourer du matin au soir.


Je me tenais très droite sous le soleil de midi, à tribord, sur l’avant du pont. Perkinsus n’était qu’à quelques mètres de mois, les jambes enserrant le mât de beaupré pour maintenir son équilibre, les yeux rivés à l’horizon, son porte-voix maintenu autour du cou au cas où il aurait besoin de crier une information à Anguillus qui, comme moi, était de quart. Je regardais la mer dans le silence des vagues qui caressaient l’étrave et du vent qui jouait dans les voiles. Le temps était clair, doux, apaisant, et la brise transportait gentiment le navire dans les caprices des flots.


Mon esprit, lui, était en pleine tempête : cela faisait quatre heures que le Conseil des Cinq était enfermé dans le réfectoire pour auditionner Suni dans le cadre de sa demande d’asile. Serait-elle acceptée parmi nous comme j’avais pu l’être, quelques années auparavant ? Je l’espérais de tout mon cœur, mais je craignais aussi que son caractère explosif et sa soif de vengeance n’effraient les membres du Conseil. Suni était un vrai vif-argent, insaisissable depuis sa plus tendre enfance : sa liberté de ton et d’esprit ne pouvait que plaire aux Lointains, mais je la savais aussi capable d’aller un peu trop loin lors de son audition. Sauvage et imprévisible : telle était ma petite sœur chérie.


A l’heure où toute notre famille avait été atrocement massacrée et où Orcinus était retenu prisonnier à des milliers de milles de moi et de notre enfant à naître, j’avais vu comme un signe du ciel, ou un cadeau d’Aquahé, mes retrouvailles avec Suni et son arrivée à notre bord. Je croisais donc les doigts de toutes mes forces pour que l’asile lui soit accordé, de façon pleine et entière, afin de la garder auprès de moi aussi longtemps que possible.


Et lorsque soudain, alors que l’espoir et l’appréhension me mouillaient les yeux de plus en plus fort, je la vis apparaître à la hauteur du banc de quart, je sentis mon ventre se nouer et ma respiration se tendre comme un nœud de cabestan… Suni marchait d’un pas traînant, hésitant, et gardait ses yeux vifs comme deux émeraudes obstinément baissés. Les nouvelles, visiblement, n’étaient pas bonnes.


« - Eh bien, Suni, ton audition est terminée ? Ils sont en train de délibérer ?

- Non, Lumi. Pas de délibérations en vue pour moi.

- Oh… Alors, ils refusent même d’examiner ta demande ?

- …
- Je ne savais même pas qu’ils pouvaient faire cela. Ma pauvre Suni, je suis tellement désolée pour toi. Pour nous. J’étais si heureuse de te retrouver, si heureuse que tu sois de nouveau près de moi, si heureuse que mon enfant, à défaut de père, ait au moins une super tante à ses côtés ! Et voilà que le Conseil des Cinq ne veut pas de toi… Mais pourquoi ?

(Suni me regarda droit dans les yeux, et un petit sourire se dessina comme une plume sur ses lèvres fines.)

- Je t’ai bien eue, hein ! Tu es si négative, par moments, qu’il suffit de ne rien dire pour que tu imagines le pire.

- Je sais, Orcinus me l’a fait remarquer cent fois, merci bien… Mais ! Attends, tu veux dire qu’ils t’ont accordé l’asile ?

- Bien sûr ! Connais-tu beaucoup de personnes capables de me dire non quand j’ai décidé quelque chose ?

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