Chapitre LXXXV (1/2)
Dans le cadre de mes nouvelles responsabilités, je fus priée de chambouler légèrement mon quotidien. En effet, les officiers, contrairement à tout le reste de l’équipage, bénéficiaient de cabines privatives situées sous le gaillard d’arrière. Comme lieutenante, j’héritais de l’ancienne chambre de Ventura, qui de son côté, devait investir les pénates du second capitaine.
Avant toute chose, il nous fallut évidemment débarrasser les affaires de Tempetus. Perkinsus et moi nous portâmes volontaires, la mort dans l’âme et l’eau dans le regard. Nous savions que ce serait une épreuve, mais nous ne voulions pas confier ce soin à qui que ce soit d’autre, pas même à Ventura, qui nous avait proposé son aide du bout du cœur, mais qui n’insista pas devant notre double refus poli, mais ferme.
Chez les Lointains, la propriété privée était une notion purement théorique. Tous les objets du quotidien, depuis les vêtements jusqu’au mobilier, en passant par les bateaux-lits ou la décoration, appartenaient à toute la troupe. Les effets personnels de Tempetus étaient donc rares… Nous triâmes et pliâmes ses habits pour les mettre à la disposition de tous, dans le vestiaire des espaces communs. Ce qui était encore utilisable ferait le bonheur de quelqu’un d’autre, tandis que les pièces usées ou déformées deviendraient chiffons ou serpillères lors du prochain grand ménage du pont. Perkinsus conserverait son couteau en os de baleine tandis que je gardai, avec l’accord de nos deux capitaines, un vieux jeu de cartes tout corné que nous avions retrouvé dans la poche d’un uniforme d’apparat désormais bien inutile. Au bout de quelques heures, au bout de quelques larmes, nous avions nettoyé la pièce de fond en comble pour permettre à Ventura, sa nouvelle occupante, aussi émue que mal à l’aise, de prendre possession de ses nouveaux quartiers.
Quant à moi, je ne mis que quelques minutes à déménager mes maigres affaires : mes habits de quart et mon tout nouvel uniforme d’officier, la robe couleur de lune qu’Orcinus avait cousue pour moi, un pendentif en jade qu’avait porté ma mère et dont le cordon était cassé depuis des lustres, un bougeoir en ébène que j’aimais bien… Et bien sûr, tous les vêtements de mon cher et tendre, que je ne pouvais pas abandonner en voilerie comme s’il ne faisait plus partie de ma vie ! C’était une situation si étrange, si douloureuse, que celle d’investir un nouveau chez-moi dans lequel Orcinus ne serait pas lui aussi chez lui… Il fallut toute la force de persuasion de Perkinsus pour m’empêcher de m’effondrer.
Mais d’un point de vue pratique, nul doute que je gagnais au change. Au lieu de dormir dans la voilerie, qui était certes spacieuse mais qui était avant tout un espace de travail et de stockage, j’allais désormais profiter d’une très jolie cabine, lumineuse, joyeuse, confortable, avec une porte délicate aux moulures aériennes, dont la partie vitrée était occultée par un adorable rideau bleu nuit aux motifs étoilés. Un large sabord, que je pouvais ouvrir ou fermer à ma guise grâce à un mantelet, permettait d’aérer mon intérieur, d’admirer la mer à l’infinie ou de se cacher de la morsure du soleil.
Un grand panneau de tissu bleu marine protégeait des regards indiscrets une confortable bannette à deux places, qui faisait fonction de lit et de banquette, et dont le matelas de plumes promettait un repos infiniment plus confortable que la paillasse improvisée sur laquelle je dormais depuis des années ! J’avoue que mon dos de femme enceinte, même s’il ne se faisait pas encore trop sentir, se trouva bien aise de ce changement.
Tout était très simple, mais bien agencé et meublé avec goût. Le mobilier était en bois brut, chaleureux comme les matins d’Héliopolis mais solidement arrimé au sol pour pouvoir affronter sans dégâts les pires tempêtes du pays des glaces. Les tentures étaient dans des tons bleus très apaisants, très marins, rehaussés par-ci par-là de petits motifs issus de la Nature. Et à part ses outils et ses vêtements, rangés bien au chaud du côté droit de ma nouvelle armoire, rien ici ne me hurlait à la figure qu’Orcinus n’était pas là. C’était une perspective à la fois inquiétante, car je n’avais aucune envie de le rayer de ma vie, et rassurante, puisque cela m’offrait peut-être une petite chance de passer mes nuits à autre chose qu’à pleurer son absence.
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