Chapitre LXXXV (2/2)
Le premier soir, afin de fuir la solitude mais aussi d’entretenir de bonnes relations avec ma nouvelle voisine immédiate, j’invitai Venturai à venir partager une tisane aux algues à la fin de son quart. Elle avait le regard cerné de noir comme si toutes les ombres du monde s’étaient invitées sous son oreiller, mais elle se tenait droite et digne dans le soleil couchant.
« - Bienvenue dans mon nouveau petit royaume, Ventura ! Tu connais mieux les lieux que moi, alors fais comme chez toi.
- Merci, Lumi. Merci de m’avoir invitée.
- J’ai pensé que tu préfèrerais ne pas rester seule, dans la cabine de… Enfin, dans ta cabine.
- Dans la cabine de Tempetus, tu peux le dire… Et tu as raison, en effet. Je me sens si bizarre… Comme si, en récupérant son poste et son lit, je risquais de l’effacer. Enfin, quelque chose comme ça. C’est absurde, j’imagine.
- Pas du tout. Je comprends très bien. La situation est différente, mais moi aussi, je me suis demandée, en venant ici comme ça toute seule, si je n’étais pas en train de m’habituer à l’absence d’Orcinus au point de projeter une nouvelle vie sans lui.
- Personne à bord ne pense une chose pareille.
- Peut-être… Mais moi, j’y ai pensé. A certains moments, j’ai l’impression d’avoir rêvé sa présence, comme s’il n’avait jamais existé.
- Je ressens la même chose.
- Pour Orcinus ?
- Non ! Orcinus, c’est de l’histoire ancienne. Même si au départ, j’étais décidée à te détester… Parce qu’il te regardait comme il ne m’avait jamais regardée : je l’ai vu avant même que toi, tu ne te rendes compte. Il t’aime comme il ne m’a jamais aimée. Mais je ne suis pas jalouse du tout. Enfin, je ne le suis plus. Avec le temps, j’ai accepté. Et j’ai regardé ailleurs.
- Ah ?
- Oui. Je m’étais beaucoup rapprochée de Tempetus, depuis quelques mois. Nous n’en avions parlé à personne, mais nous nous appréciions de plus en plus… Alors maintenant, tout me semble mort et morne, creux et vitreux. Je suis heureuse que Rutila m’ait proposé d’être son second, parce que sa confiance est un honneur et parce que cela va m’occuper un peu… Mais honnêtement… J’ai peur ! Ma vie à moi, ce sont les dauphins dans les vagues, les embruns dans les voiles, les marins dans les vergues ; pas courir d’un pays à l’autre, d’une éternité à l’autre, au nom de la paix ou de la guerre.
- Tu as raison… Mais j’essaie quand même de trouver un sens à tout cela, pour ne pas devenir folle ! Et aussi, parce que je ne peux pas renoncer. Je ne peux plus ! Puisque je suis enceinte.
- C’est vrai…
- …
- Au moins, avec ton enfant à naître, tu as une vraie raison de vivre, même sans Orcinus. Quoi qu’il arrive, tu auras son enfant. Moi, je n’ai personne.
- Tempetus doit te manquer horriblement.
- Oui. Cela ne faisait pas très longtemps que nous avions… Enfin, que notre relation avait pris une tournure plus intime, plus profonde… Mais nous avons grandi côte-à-côte, alors je le connaissais par cœur, et j’étais prête à construire ma vie autour de lui, avec lui.
- …
- Lumi, Tempetus avait en toi une confiance totale. Alors moi aussi, si tu le veux bien, j’aimerais te dire une chose que je ne peux confier à personne ici.
- Je t’écoute.
- Eh bien ! Je n’en peux plus, en fait. De ces voyages, de cette errance perpétuelle, de cette vie de guerre et de courses-poursuites… Il faut être champarfaitoise pour ne pas devenir folle avec toutes ces histoires de royaumes et de généalogie ! Orcinus ne s’y est pas trompé en te choisissant… Moi, désormais, je ne rêve plus que d’une chose : m’installer à terre.
- Mais… Est-il possible, pour une Lointaine, de changer ainsi de mode de vie ?
- Franchement, je n’en sais rien du tout...
- En as-tu parlé à Rutila, ou à Salmus ?
- Je n’ai pas osé… Rutila vient de perdre son second, comment crois-tu qu’elle prenne le fait que j’envisage de quitter le bord, moi aussi ?
- Je suis sûre qu’elle préfèrera que tu quittes le bord de cette façon-là, parce que tu en as envie, plutôt que comme Tempetus !
- …
- Nos capitaines t’écouteront, Ventura. J’en suis certaine.
- Merci, Lumi. Cela m’a fait du bien de te parler de tout ça. D’ailleurs, j’ai une idée. J’ai envie de raccrocher mes galons, c’est vrai, mais je vais prendre le temps de tout préparer pour ne pas mettre l’équipage en difficulté. Pour commencer, puisque tu es enceinte, tu devras lever le pied d’ici quelque temps, puis quitter le service pour plusieurs mois. Alors je vais rester, au moins jusqu’à ton retour. Rutila pourra compter sur moi. Je continuerai à former ton nouveau chef de tiers, et quand tu reviendras, Anguillus sera parfaitement opérationnel. Alors, je verrai où je peux débarquer pour changer de vie…
- Parfait, comme ça tu pourras tout organiser en amont, plutôt que d’avoir l’air de fuir.
- En effet. J’en parlerai à nos capitaines dès que je serai vraiment décidée. Mais d’ici là, ne dis rien, d’accord ? »
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