Chapitre LXXXVI (1/2)

3 minutes de lecture

Investir mes nouvelles pénates, à l’arrière du navire, me fit beaucoup de bien. En effet, ma cabine était plus enveloppante, plus tranquille, plus féminine que mon installation précédente. En revanche, la voilerie avait l’avantage d’être bien plus spacieuse, ce qui convenait peut-être mieux pour cohabiter avec cette chipie de Suni, ou plutôt de Sunauplia.


Si celle-ci avait indéniablement grandi et mûri depuis mon départ de Champarfait quelques années plus tôt, elle ne s’était que modérément assagie… Elle débordait en permanence d’idées et d’énergie, ce qui, par rapport à un certain alanguissement qui s’était emparé de moi depuis quelques semaines, faisait un contraste assez détonnant.


Suni était devenue une très jolie jeune fille. Elle ressemblait beaucoup à notre mère, avec son visage gracieux et expressif et ses lèvres dessinées dans du corail velouté. Mais elle avait hérité de notre père de grands yeux d’émeraude et des cheveux de lin doré, parfaitement champarfaitois. Elle était joyeuse comme les étoiles en été, lumineuse comme le soleil de midi et malicieuse comme la lune sur l’océan. Elle avait le maintien élégant et raffiné d’une parfaite petite demoiselle de la noblesse. Mais elle était libre comme l’eau et elle s’enthousiasmait, avec des petits cris de joie qui me perçaient les oreilles, pour un oui ou pour un non.


Car tout, à bord de notre voilier Lointain, était pour elle une découverte extraordinaire. Elle avait grandi derrière les remparts d’un palais, à l’ombre de hautes murailles, étouffée de bonnes manières et de traditions ancestrales. Certes, elle les avait toujours transgressées, passant plus de temps à jouer avec les enfants des domestiques ou à goûter les plats dans les cuisines qu’à s’exercer à la couture ou à la musique, deux occupations fort bien vues pour une jeune fille comme il faut de Champarfait, mais qui l’avaient toujours profondément ennuyée.


Suni prit ses marques sur le navire avec le souffle d’une tornade en mer, mais son entrain, sa frimousse et sa curiosité eurent raison de toutes les réticences. Très vite, elle s’entendit bien avec tout le monde, et même si la langue Lointaine et sa prononciation si particulière lui donnaient encore bien du fil à retordre, elle trouva sa place sans trop de difficultés.


Seul Anguillus semblait avoir quelques soucis à accepter son caractère. Il était aussi rigide qu’elle était inventive, aussi sérieux qu’elle était facétieuse, et ils se chamaillaient beaucoup ! Naturellement, mon chef de tiers savait que je gardais un oeil sur lui et qu’il valait mieux qu’il se comporte correctement avec ma petite soeur, tandis que Suni savait à quel point mon adjoint m’était précieux lors des manoeuvres : il la charriait donc dans la limite de la bienséance, et elle lui répondait sans trop mettre de côté les principes de la politesse.


Rutila ne tarda pas à confirmer l’affectation de Suni au sein de la troupe : grâce à sa fréquentation ancienne et régulière des marmitons et autres cuisinières du palais, elle avait acquis de solides compétences aux fourneaux ! Elle rejoignit donc les effectifs des cuisines, à terre comme en mer. Anguillus ricana un peu (« Alors, mademoiselle Je-touche-à-tout-et-je-n’ai-peur-de-rien, tu prétends être la reine des intrépides et finalement, te voilà princesse des fourneaux ! Essaie au moins de ne pas nous empoisonner… »). Et Suni dut apprendre à accommoder les algues, à écailler un poisson et à transformer divers crustacés dont elle ignorait jusque-là l'existence en une soupe digne de ce nom… Mais elle retenait vite, et après quelques jours, même Anguillus avait cessé de se plaindre de notre nouvelle marmitonne.


Quant à moi, j’étais aussi admirative qu’épuisée face à l’énergie incessante dont elle faisait preuve du soir au matin et du matin au soir. Qu’il pleuve ou qu’il vente, sous un soleil de plomb ou au clair tremblant de la lune, elle s’intéressait à tout, elle admirait tout, elle voulait tout savoir sur tout. Je faisais des efforts pour la guider parmi ce peuple si différent du nôtre, pour lui traduire ce qu’elle ne comprenait pas (c’est-à-dire beaucoup de choses !), pour me montrer patiente et bienveillante… Bref, pour jouer mon rôle de sœur aînée ! Mais je dois avouer que j’étais tout l’inverse d’elle : fatiguée, lassée, éteinte.


Et elle me le fit remarquer, avec un sourire de petite fille et un regard en biais, dans la tiédeur d’un soir où nous étions restées dans ma cabine à étudier un manuel de langue Lointaine.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Marion H. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0