Chapitre LXXXVII (1/2)
Suni avait presque réussi à me remonter le moral. Mais je restais lasse et fatiguée, comme si chaque nouvelle journée n’était qu’une suite de vague à l’âme et de sentiment de vide. Seul mon petit ventre, avec son joli renflement, me semblait encore vraiment vivant en moi. Et malgré les efforts quotidiens et les gentilles remontrances de ma petite sœur, je traînais des pieds et du cœur, du soir au matin.
L’espoir revint par là où je ne l’attendais plus : Orcinus. Pas en chair et en os, à mon grand regret… Mais sous la forme d’une lettre arrivée à notre bord, non par miracle, mais par l’entremise d’une jolie goélette marchande à l’équipage très joyeux, très bruyant, et au capitaine affûté comme une épée un jour de tournoi. En nous voyant au loin, il avait mis son voilier à la cape et Rutila nous avait ordonné d’en faire autant. Puis il s’était invité à notre bord, passant d’un pont à l’autre avec une aisance remarquable et un sourire intense, presque carnassier.
Ses yeux noirs comme les abysses se posaient sur notre belle capitaine avec un intérêt non dissimulé : visiblement, ils se connaissaient bien… Rutila lui répondait avec beaucoup d’attention et même, un petit air taquin que je ne lui connaissais pas. Elle l’invita à la suivre au réfectoire, lui offrit une liqueur d’anémone et donna quartier libre à l’équipage, tout en nous priant de les laisser parlementer seul à seule. Nous étions tous bien intrigués ! Mais nous avions trop de respect pour notre capitaine pour lui demander des explications.
Pendant près de deux heures, le navire resta ainsi, toutes voiles ferlées, au beau milieu des mers. Il faisait beau, le vent était doux, et nous n’étions pas mécontents de nous prélasser un peu, au rythme des chants de marins, des parties de cartes ou des discussions passionnées.
Puis Rutila et son invité revinrent sur le pont. La capitaine me désigna du doigt et murmurant quelque chose à son compagnon, et celui-ci se dirigea vers moi. Je le regardai sans trop comprendre, d’un air probablement très idiot. Il sourit, me tendit un minuscule morceau de papier, porta la main à son front pour me saluer, puis quitta le bord après un dernier (et très appuyé) geste pour Rutila.
Mon cœur manqua d’exploser lorsqu’il reconnut l’écriture fine et affirmée d’Orcinus. Les larmes me montèrent aux yeux immédiatement, bêtement, et je voulus courir m’isoler pour prendre connaissance de ce tout petit mot qui me réchauffait déjà les veines et les entrailles. Notre capitaine, au moment où je passai devant elle, m’intercepta une seconde pour me demander de venir la rejoindre dès que j’aurais fini ma lecture. J’acquiesçai de la tête, incapable de prononcer la moindre parole, et filai vers mes quartiers sans demander mon reste. Je m’assis sur ma couchette, respirai un grand coup puis je lus, d’une seule traite, mais trois fois, ce billet qui frissonnait entre mes doigts.
« Chers Lointains, j’espère que vous allez bien ainsi que notre navire. Je profite d’avoir croisé Galaô-té pour vous donner quelques nouvelles. Sachez que je suis bien traité. Très bien, même, puisque me voilà prince… Après quelques mois glacials dans cette forteresse qui a vu tomber notre cher Tempetus, les loyalistes ont repris la mer sur ce deux-mâts aurique que vous ne connaissez que trop bien. Les Champarfaitois, même pirates, ne sont pas tous aussi doués que Lumi pour la navigation. Alors je suis presque leur capitaine : je leur apprends la mer… Et surtout, je respire enfin l’air de l’océan et de l’immensité. Je pense à vous tous. Je t’aime. O. »
Mon regard se noya de larmes, mélange de vide au fond de mon cœur, de bonheur de le savoir en vie et de rage impuissante. Mon existence se limiterait-elle, désormais, à pleurer l’absence de mon amoureux et à lutter contre l’infinie solitude qui semblait circuler dans mes artères comme un poison glaçant ? Malgré ma passion pour la littérature héroïque et les destins extraordinaires, je me sentais lasse de devoir affronter tout cela. Pourtant, une fois la fontaine éteinte dans mes yeux, je ressentis une timide lueur d’espoir. Après tout, Orcinus était en bonne santé et pensait toujours à nous. A moi…
J’entrepris alors, malgré un sentiment certain d’absurde et de ridicule, de lire le billet à voix haute tout en caressant très doucement mon ventre. A défaut d’entendre directement la voix de son père, peut-être notre enfant ressentirait-il son esprit, son essence, sa présence au-delà de l’absence ?
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