Chapitre LXXXVIII (1/2)

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Suni bouda de toutes ses forces lorsque je lui annonçai la décision de Rutila de mettre le cap sur Héliopolis. Même si cette cité exotique, avec sa chaleur torride et ses femmes fortes, la faisait rêver depuis l’enfance, elle utilisa tous les arguments possibles et imaginables pour me convaincre de rester avec les Lointains ou plutôt, avec elle ! Mais je me montrai inflexible, d’une part parce que je savais qu’elle s’en sortirait très bien sans moi et qu’elle ne courait aucun danger tant qu’elle resterait avec la troupe, d’autre part parce qu’il était de mon devoir de protéger mon enfant.

Et ce n’était pas aux menaces ou la haine de Rotu que je devais le retour de mon envie de me battre : c’était aux quelques mots d’Orcinus que ce marchand à la beauté farouche et aux yeux de sable noir avait apporté contre vents et tempêtes… Si mon amoureux était vivant quelque part sur les mers, s’il pensait encore à moi malgré des mois de séparation et les yeux d’émeraude des demoiselles pirates, alors je me devais, et je lui devais, de prendre soin de moi et de notre bébé.

C’est donc d’un regard clair et décidé, malgré mes reins en compote et mon ventre comme un tonneau, que je vis les côtes d’Héliopolis, avec leurs tons d’ocre et de brique, apparaître dans la longue-vue de Perkinsus, puis dans le prolongement de notre étrave. La traversée s’était déroulée sans accroc, et à part le fait de rester cloîtrée dans ma cabine dès qu’une voile apparaissait à l’horizon, je n’avais souffert d’aucun inconfort.

Dans l’ensemble, les Lointains avaient appris à connaître et à apprécier Sunauplia (même si neuf fois sur dix, je continuais de l’appeler par son prénom champarfaitois…). Elle était vive et bavarde, mais elle travaillait dur ! Elle ne comptait ni ses heures ni ses efforts, elle avait toujours un sourire dans les yeux et un bon mot sur les lèvres… Et sa cuisine inventive avait le don de détendre les esprits aussi bien que les estomacs. Elle était d’ailleurs la première à y faire honneur, goûtant à tout va tel poisson qu’elle ne connaissait pas, tel assaisonnement aux algues qu’elle avait retravaillé ou telle soupe épicée revisitée dans les règles de l’art.

Cette gourmandise enthousiaste lui valait quelques rondeurs sur les hanches et sur la poitrine qui ne faisaient que souligner sa beauté, son envie de vivre et son originalité : sa silhouette était bien différente de celles des autres demoiselles du bord. Loin d’en concevoir des complexes, et à l’inverse de sa sœur aînée qui, même avant d’être enceinte, se sentait comme une géante parmi les nymphes, Suni s’épanouissait de jour en jour dans ce nouvel univers, malgré les coups d’oeil moqueurs et les silences scrutateurs dont Anguillus la gratifiait parfois, juste pour le plaisir de la faire enrager.

Je n’étais donc pas très inquiète pour elle au moment de la quitter. En revanche, beaucoup d’autres choses m’angoissaient au point de me vriller la gorge : l’accouchement, évidemment, mais aussi l’absence d’Orcinus, la perspective de vivre dans un palais étranger, la chaleur écrasante qui pouvait régner sur Héliopolis, l'immensité de la solitude…

Cela faisait plusieurs années que je vivais parmi les Lointains, presque en autarcie au milieu des mers. J’avais appris à les aimer, à les comprendre, à les respecter. J’avais adopté leur langue, leur rythme et leurs coutumes. Et du jour au lendemain, encombrée d’un ventre aussi vaste qu’un continent, j’allais me retrouver toute seule dans un pays de sable et de sécheresse ! Autant le dire tout net : j’étais terrorisée à l’idée de quitter mes compagnons et d’accoucher ainsi en terre étrangère.

Une fois le voilier dûment amarré à quai, je m’isolai dans ma cabine pour finir de me préparer et me dérober aux regards indiscrets. Salmus se rendit au palais, seul et à pied, afin de parlementer avec la princesse Sanaâ. Le reste de l’équipage s’attela aux tâches collectives : laver le pont, évacuer les déchets, avitailler la cambuse… Quant à Milos, il vint gentiment me tenir compagnie, mi-anxieux, mi-attendri à l’idée de ce qui m’attendait. Et une fois la nuit tombée, après que Salmus nous ait confirmé l’accord de ma royale hôtesse, après que j’aie dit adieu à toute la troupe, le médecin m’accompagna doucement sur le chemin du palais, une valise dans chaque main, avec de l’humidité dans les yeux et de l’émotion dans la voix.

Sa présence me rassura. Mais plus nous approchions du palais, dans la nuit profonde et silencieuse d’Héliopolis, plus je me sentais pressée, oppressée, pressurisée comme si je portais l’avenir du monde ou le secret des dieux. Il était très tard, nous ne croisions que des ombres longues et des amoureux moelleux. Et la silhouette immense du palais princier, noire comme les abysses dans la nuit sablonneuse, me fit presque peur.

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