Chapitre LXXXVIII (2/2)
Heureusement, une fois la porte franchie, cette mauvaise impression se dissipa. La princesse Sanaâ, droite comme une flèche et belle comme la lune, nous attendait toute seule, une chandelle à la main, au milieu de cette immense antichambre dans laquelle j’avais dû patienter, autrefois, pour être reçue en audience. Serviteurs affairés et courtisans affables avaient disparu, laissant la place à un silence presque solennel.
Sans un mot, Sanaâ me prit par la main, qu’elle serra bien fort entre les siennes, et elle nous guida dans le méandre des couloirs de son palais. Je renonçai très vite à me repérer parmi les étages, les tours et les détours. Et nous débouchâmes rapidement sur un long couloir désert, dans lequel deux minuscules meurtrières laissaient à peine filtrer le tremblement des étoiles et le vent de la nuit. Tout au fond se trouvait une porte en bois, très lourde, très épaisse, que nous franchîmes rapidement.
Je retins une exclamation de surprise en découvrant un petit appartement très coquet, très confortable, aux murs recouverts de tentures colorées et au sol rehaussé de dizaines de tapis chamarrés. Un grand balcon, très ouvert sur la mer en contrebas, permettait d’admirer le paysage sans s’exposer aux regards indiscrets. Un grand lit à baldaquins rouge et or me tendait les draps, tandis qu’un paravent gravé de nacre et de platine séparait la chambre d’une petite bibliothèque élégante où deux fauteuils à bascule semblaient prêts à entamer la conversation. Enfin, comble du luxe dans ce pays désertique, il y avait des plantes vertes à peu près partout, à l’intérieur comme sur la terrasse.
Un homme seul, aux cheveux libres et aux yeux d’argent, patientait dans l’embrasure d’une fenêtre, dans un silence de pierre. Toute sa posture montrait sa déférence envers la souveraine qui nous accompagnait, mais c’est bien sur moi que son œil expert, médical, s’attardait avec beaucoup de bienveillance.
« - Lumi, Milos, je vous présente Sikinos, le médecin du palais. Vous avez beaucoup de choses en commun, puisqu’il a exercé pendant des années sur un bateau Lointain avant de se réfugier chez nous après un naufrage.
- Bien sûr ! s’écria Milos. Tu travaillais sur le bateau d’Eperlanus, de Nautila…
- Oui. Ils sont tous morts après l’attaque du roi de Champarfait. Je suis le seul survivant, grâce à une goélette héliopola qui m’a miraculeusement recueilli à son bord.
- Ainsi, reprit Sanaâ, vous ne risquez pas que Sikinos vous trahisse : il hait Rotu autant que vous… Personne, à part lui, ma servante personnelle et moi, ne doit savoir que Lumi se cache ici. Sikinos prendra soin de toi, Lumi, il veillera sur ton accouchement et sur ton bébé. Mais il faut garder un secret absolu sur ta présence ici. Je ne peux pas laisser l’enfant de mon neveu se faire massacrer, mais je ne peux pas non plus exposer inconsidérément tous les habitants de ma capitale. Salmus m’a confirmé tout à l’heure ce que les rumeurs colportaient déjà depuis plusieurs semaines : Rotu n’est pas mort. Nous devons garder le secret à tout prix.
- Je serai prudente, princesse. Je vous le promets.
- Bien. Il faudra t’habiller seule. Faire ta toilette seule. Ma servante personnelle t’apportera tes repas : elle sera la seule femme autorisée à emprunter ce couloir. Sikinos passera te voir tous les matins pour s’assurer de ta santé. Je viendrai te tenir compagnie de temps en temps, lorsque mes obligations m’en laisseront le loisir… Mais tu n’auras pas d’autre visite.
- Oh…
(Je sentis les larmes me monter aux yeux comme lorsque j’étais enfant et que mon père, pour me punir, m’exilait dans la mansarde qui nous servait de chambre.)
- Lumi, murmura Milos, ne t’inquiète pas. Ici, tu es en sécurité. C’est l’essentiel, aujourd’hui. Il faut protéger ton enfant…
- Je le sais bien. Mais si Rotu vit encore vingt ans… Je ne peux pas rester enfermée jusqu'à ma mort !
- Lorsque tu auras accouché, tu pourras de nouveau sortir : la princesse a bien le droit de recevoir publiquement une invitée !
- Je pourrai sortir, à condition de laisser mon bébé ici… C’est bien cela ?
- Oui, affirma Sanaâ d’un ton presque sec. Plus tard, nous trouverons une solution. Mais pour l’instant, je n’ai rien de mieux à te proposer. Il y a une heure, je ne savais même pas qui était mon neveu, ni qu’il allait avoir un enfant… Parons d’abord au plus pressé. Ensuite, nous verrons.
- Bien sûr, répondis-je doucement. Je vous remercie, princesse.
- Bon ! Je vous laisse. Tu vas pouvoir t’installer tranquillement. Si tu as besoin de quelque chose, tu peux tirer sur la cordelette, juste là, et ma servante viendra aussi vite que possible. Messieurs les Asclépios, je vous laisse vous accommoder à votre guise dans le cabinet médical. Quant à moi, je vais me coucher : je suis épuisée par toutes ces émotions. Bonne nuit à tous les trois ! »
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