Chapitre LXXXIX (1/2)

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La princesse s’éclipsa à petits pas feutrés et je restai seule avec Milos et Sikinos. J’espérais un peu qu’ils me laisseraient dormir, eux aussi, mais c’était sans compter sur leur sens aigu des responsabilités et leur professionnalisme enthousiaste.


Tout d’abord, Milos parla très longuement à son confrère sur un ton doux et docte : ni l’un ni l’autre ne me quittait des yeux, et je me sentais observée comme un musée des curiosités. Ils échangeaient en asclépios, langue dont je ne comprenais pas un traître mot même si elle aurait pu, même si elle aurait dû, être ma langue maternelle… Je patientai d’abord stoïquement, puis je m’agaçai et je les interrompis en leur demandant, en Lointain, s’ils voulaient bien cesser de parler de moi comme si je n’étais pas là. Sikinos sourit et poursuivit la discussion dans la même langue.


« - Pardonnez-nous, Lumi. Nous autres Asclépios vivons toujours parmi les autres peuples. Alors quand nous croisons un compatriote, c’est un plaisir immense d’entendre à nouveau notre langue… Mais ce n’est guère poli envers vous, vous avez raison. Nous parlions des Lointains, justement. De la mer scintillante. De la liberté quotidienne. De l’immensité du monde.

- La navigation vous manque ?

- Oui… Je ne suis pas malheureux ici, la princesse Sanaâ a autant de profondeur que de bienveillance. Elle prend soin de ses hôtes, comme vous le constaterez au fil de votre séjour. Elle ne se plaint jamais pour rien, ne traite pas différemment ses nobles et ses servantes, ne baisse jamais les bras… Mais je rêve de retourner en mer. Mon dernier voyage s’est achevé si brutalement, avec ce naufrage atroce ! J’ai l’impression qu’en revenant sur les eaux, en respirant de nouveau quelques embruns et quelques gouttes de sel, je pourrais enfin dire adieu à mes anciens compagnons et les laisser reposer en paix.

- Je comprends… Cela ne fait pas deux heures que je suis ici, et la mer me manque déjà ! Sa beauté millénaire, sa fragile toute-puissance…

- Oui.

- …

- Mais ne nous laissons pas attendrir ! Chère patiente, je sais désormais tout de vous. Du moins, tout ce qu’un médecin peut apprendre de la bouche de son prédécesseur. Je vous promets de prendre soin de vous. Et de votre bébé, lorsqu’il sera là… Ce qui ne devrait plus tarder ! Plus que quelques semaines de patience et vous pourrez le serrer dans vos bras. En attendant, il est grand temps de prendre exemple sur la belle Sanaâ et de rejoindre mes appartements. Lumi, je vous souhaite une bonne nuit et vous dis à demain. Milos, cher confrère, bon retour à toi parmi les Lointains et bon vent !

- A demain, Sikinos… »


Mon nouveau médecin s’éloigna doucement vers la porte, suivi de près par Milos qui le raccompagna poliment. Ils restèrent encore une minute ou deux à discuter dans leur langue rocailleuse comme un parchemin millénaire, dont seules quelques syllabes étouffées parvenaient jusqu’à mes oreilles épuisées.


Car j’étais transie d’appréhension, essorée d’émotion, devant tout ce qui m’attendait. La fin de ma grossesse. Mon ventre qui semblait prêt à éclater mais qui ambitionnait de grossir encore. Ce palais gigantesque, troglodyte, merveilleux, où je ne connaissais personne. Cette civilisation de sable et de pierres précieuses dont je ne savais que ce que j’avais lu dans mes livres d’enfant. La nécessité de me débrouiller seule, sans Perkinsus, sans Tempetus, sans Rutila qui me guidaient et me rassuraient depuis des années. Le manque d’Orcinus, de sa peau, de son rire, de sa chaleur, qui me donnait une immense impression de vide tous les matins et tous les soirs.


Et le départ annoncé de Milos, mon seul repère dans ce désert, mon seul phare dans cette agitation : il devait rejoindre le bateau qui appareillerait dès l’aube.


J’allais donc rester seule, toute seule, avec mon ventre de baleine bleue, enfermée dans l’antre brûlante et élégante de ce palais. A cette idée, je sentis monter en moi une avalanche de larmes que je ne pus que laisser sortir.


C’est donc ainsi que me trouva Milos, une fois qu’il eut refermé la porte derrière son confrère parti se coucher : telle une boule de morve et de larme, secouée de sanglots, les épaules basses et le menton tremblant comme une gamine abandonnée. Je lus alors, dans ses grands yeux gris, un alliage de compassion et d’impuissance qui ne fit que me serrer le cœur encore plus fort.

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