Chapitre XCII (1/2)
Lorsque je compris ce qui m’arrivait, ma première et unique sensation fut celle d’un immense ridicule : allais-je vraiment accoucher ainsi, entre le mouton grillé et le dessert aux amandes, comme dans une pièce de théâtre pour midinettes ?
Ensuite vint la douleur, coupante comme un silex, qui semblait prête à engloutir l’ensemble de mon corps. Cela ne dura pas, heureusement, mais je n’étais qu’au tout début de mes peines… Et au fil des heures qui suivirent, alors que Milos m’avait installée très doucement sur mon lit, alors que la princesse en personne, linge et regard humides, tentait de me rafraîchir le front avec la délicatesse d’un diamant brut, je ressemblais certainement à un gigantesque ver-de-terre, difforme et impuissant, qui se tortillait en gémissant sans que cela n’apaise en rien ses souffrances.
J’avais infiniment chaud, étouffée par les parfums du désert et les vents de sable, et même si l’on me passait régulièrement de l’eau sur le visage et sur le cou, j’étais proche du délire. Je murmurais des mots sans suite que je ne comprenais pas moi-même, mais dans lesquels il était question d’absence et de vide. Malgré les circonstances, une petite partie de moi continuait à croire qu’un hasard, une victoire ou un miracle me ramènerait mon amoureux pour qu’il voie naître son enfant. Comme si mon cerveau, jusqu’à cet instant précis, avait refusé d’envisager qu’il puisse en être autrement.
Alors que je m’apprêtais à donner naissance à notre bébé, qui allait passer d’une idée un peu abstraite à une réalité hurlante et gluante, l’absence d’Orcinus me noua soudainement la gorge… Et le ventre ! Comme si je refusais cette réalité.
Il fallut toute la force de conviction de Milos pour que j’accepte de pousser, lorsqu’il fut temps. J’étais en larmes et en sueur, je respirais de plus en plus difficilement et je sentais mon bébé commencer à se frayer un chemin, à mon corps défendant, vers la réalité de la vie. J’étais presque détachée, un peu absente, comme pour me protéger de cette souffrance que je ne voulais pas vraiment regarder en face. Lorsque je poussai enfin, ce fut sans conviction, sans espoir, comme un automatisme actionné par la voix persuasive et injonctive de Milos. Je sentis un mouvement, une douleur plus intense, quelque chose de chaud, et puis un cri plaintif, mais discret, comme si le bébé, lui non plus, n’osait pas vraiment y croire.
Milos, lui, avait la voix tremblante, les mains intimidées et les yeux mouillés. « C’est une petite fille… Une jolie petite fille en parfaite santé. Félicitations, Lumi ! » Mais je l’entendis à peine. Il déposa mon enfant tout contre ma poitrine, je la maintins de la main droite, par réflexe. Mais je ne compris pas encore.
Ce fut quelques instants plus tard, quand une nouvelle contraction me cisailla le corps, que mon cerveau se réveilla enfin. Car il me suffit de jeter un coup d'œil à l’air inquiet du médecin pour comprendre qu’il se passait quelque chose d’anormal. Etais-je en train de perdre du sang ? Allais-je vraiment mourir ainsi, dans ce pays si brûlant, si contraire à ma vie en mer, sans même avoir revu Orcinus, sans même donner un nom à ma fille ?
« - Tempeta ! Promets-moi, Milos, si je meurs… Je veux la baptiser Tempeta. Milos… Il faut que tu me jures…
- Calme-toi, Lumi.
- Promets-moi !
- Je te le promets.
- Je vais mourir, n’est-ce pas ?
- Je ne crois pas.
- Alors que se passe-t-il ?
- Quelque chose d’assez rare, ma foi !
- Quoi ? Réponds-moi, Milos, au lieu de faire des mystères !
- Je crois que tu vas avoir un second bébé.
- Un… Quoi ? Mais ce n’est pas possible !
- Si, si… C’est rare, mais tout à fait possible. D’ailleurs…
- …
- D’ailleurs, cela peut expliquer pourquoi ton ventre était aussi impressionnant. Et pourquoi tu accouches dès maintenant, sans raison particulière.
- Je vais avoir un autre enfant ?
- Eh oui, Lumi. Mais fais-moi plaisir : pousse, cette foi ! »
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