Chapitre XCIII (1/2)
Je restai muette quelques secondes, le temps pour mon regard d’embrasser en détail la scène dépeinte par ce tableau.
Sanaâ avait raison : Tempeta avait dans les yeux quelque chose de sa grand-mère, Delphinus avait le sourire de son grand-père. Mais ce qui me frappa surtout, c’était de voir à quel point Orcinus, qui avait poussé comme une algue libre au milieu des océans, sans attaches ni racines, était une combinaison parfaite entre ses deux parents.
De son père, Champarfaitois au teint de pêche et aux yeux de pré, il avait pris les traits fiers et altiers, les lèvres rouges et pleines, les cheveux fins et raides. De sa mère héliopola, il tenait sa peau aux reflets de cuivre, son caractère libre et sauvage, sa silhouette souple et gracieuse.
Sur le tableau, Hanaâ était assise sur le trône de ses mères, droite comme un mât de misaine, le regard sans détour et le sourire sans crainte. Derrière elle, une main sur son épaule et l’autre sur son épée, Lomu se tenait debout et protecteur. Chacun portait la tenue traditionnelle de sa dynastie : drapé bleu sombre pour elle, pourpoint vert mousse pour lui. Quelque chose de très fluide, de très complice, émanait de leurs postures et de leurs visages. Pourtant, leur union était une immense bravade aux lois de leurs deux nations. Et Orcinus, avec ses yeux clairs comme de l’ocre et sa légende de naufragé, s’inscrivait dans une histoire qui nous dépassait tous.
Il était évident que mes enfants ressemblaient à leur grand-père : leurs cheveux et leur peau s’annonçaient bien plus foncés, bien plus mats, mais pour le reste, la filiation ne faisait aucun doute ! Et même si je n’avais aucune objectivité à leur égard, je les trouvais parfaits.
Ils avaient des petits petons tout ronds qui me donnaient envie de croquer dedans, de grands yeux sombres et changeants comme les abysses, une peau de cassonade comme le soleil en été et deux frimousses comme un miroir. Ils étaient mobiles, graciles, fragiles, pourtant lorsque je les regardais, j’avais l’impression qu’ils exprimaient toute la force du monde. Ils avaient le regard de leur père et les oreilles du mien, leurs petits cheveux étaient fluides et légers comme le vent et je me perdais, tous les jours, dans les rêves que je lisais sur le grain de leur peau aux parfums d’amande et de cannelle.
Au fil des semaines, ils poussaient très doucement. Je les voyais changer, apprendre, découvrir. Même entre quatre murs, ils trouvaient toujours à explorer quelque chose ! Et je passais des heures avec eux sur la terrasse, à l’abri des regards mais à l’ombre de la vraie vie qui s’écoulait juste là, sous nos pieds presque emmurés. La cité était forte et lumineuse, la mer était à quelques encablures à peine, chargée de voiles blanches et de marins agiles. Le rythme de la ville était tout en vibrations, en palpitations, la langue héliopola nous berçait de ses voyelles harmonieuses et de ses sonorités gutturales. Mais dans notre tour d’ivoire, c’est bien en Lointain que je parlais à mes enfants.
Cet enfermement n’était pas vraiment une vie… Pourtant, c’était la nôtre ! Combien de temps cette situation allait-elle durer ? Je n’en avais aucune idée, et à chaque fois que je demandais son avis à Milos, il se contentait de hausser les épaules et de me répondre qu’un jour, les Lointains reviendraient nous chercher.
Nous n’avions aucune nouvelle du reste du monde. Orcinus était-il toujours en vie ? Rotu continuait-il à me poursuivre à travers les océans ? Perkinsus, Rutila et toute la troupe étaient-ils en bonne santé, dans quelque contrée exotique dont j’ignorais l’existence ? Anguillus avait-il pris de l’assurance dans son rôle de chef de tiers ? Suni parlait-elle désormais couramment le Lointain ? Je pensais à eux tous les jours, pour tout et pour rien, espérant qu’ils savaient que je ne les oubliais pas et que je les aimais. Espérant, aussi, que le père de mes enfants me serait bientôt rendu, de préférence en un seul morceau et libre de ses mouvements.
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