Chapitre XCIV (1/2)
Lorsque je fus de nouveau seule dans mon appartement, avec mes deux petites sirènes préférées provisoirement éteintes pour la nuit, je sentis mon coeur et mon estomac se scinder en trois, comme si un poignard acéré se baladait tranquillement dans ma poitrine.
D’un côté, j’avais conscience que ma place était sur le bateau, parmi ceux qui étaient devenus mon peuple. Même si je ne savais pas vraiment comment nous pouvions remettre la main sur Orcinus, ni comment nous allions faire pour débarrasser définitivement l’humanité de ce fléau qu’était Rotu, j’étais sûre d’une chose : je ne risquais pas de contribuer à arranger la situation tant que je demeurais ainsi cloîtrée à Héliopolis.
Mais de l’autre côté, il me semblait que j’allais littéralement me désintégrer si je m’éloignais de Delphinus et de Tempeta au-delà d’une distance de, disons, vingt mètres ! Ils avaient à peine trois mois, ils grandissaient à chaque seconde et tenaient déjà tout mon avenir entre leurs toutes petites mains. Leurs bouilles et leurs mimiques me rappelaient infiniment le visage de miel et d’océan de leur père : ils avaient hérité de ses yeux, de son nez, de la forme de ses mains. Seules leurs oreilles étaient clairement champarfaitoises, tandis qu’un petit quelque chose d’indomptable dans leurs chevelures apportait à l’ensemble un zeste d’Asclépios ou d’Héliopolis.
Comment deux enfants aux origines aussi mélangées pouvaient-ils se ressembler autant ? Ils étaient tous deux châtains et arboraient la même couleur de peau, dorée comme un pain de maïs sortant du four. Leur seule différence physique se trouvait dans leurs regards. Les yeux de Tempeta se teintaient peu à peu d’un vert sombre et profond comme une forêt de pin éclaboussée de soleil. Tandis que Delphinus posait sur le monde deux billes pailletées d’ambre aux reflets d’or qui brillaient comme la lune rousse au-dessus de la mer. Pour le reste, mes enfants n’étaient que similitudes jusque dans leur gestuelle. Et l’idée de le laisser à Héliopolis ne pouvait que me broyer le cœur.
Pourtant, après une nuit blanche sous le ciel noir, le regard perdu dans le vague depuis ma terrasse qui surplombait la mer comme si elle m’indiquait le chemin à emprunter, mes yeux étaient pleins de larmes mais ma décision était prise : je ferais mon devoir de Lointaine et reprendrais ma place à bord.
Et Milos l’avait parfaitement deviné, puisqu’il frappa très doucement à la porte, deux heures avant le lever du soleil, muni de son sac et de son oreiller : les enfants resteraient sous sa garde et il venait s’installer au plus près d’eux. Nous n’échangeâmes pas un mot : c’était inutile… D’une part, parce que rien de ce que j’aurais pu dire n’aurait été plus fort que la confiance que je lui accordais en lui confiant mes petits. D’autre part, parce qu’il ne rêvait probablement que d’une chose : se rendormir ! Ce qu’il fit rapidement, roulé en boule près des berceaux, non sans m’avoir embrassée de tout son cœur.
Je préparai donc un baluchon avec quelques affaires, déposai un baiser glacé sur le front de mes bébés endormis en veillant à ne pas les tremper de larmes, et sortis sans faire de bruit dans la nuit chaude et souriante d’Héliopolis. Je traversai la cité comme un fantôme anesthésié, comme si toutes les fibres de mon être, toutes les gouttes de mon sang, tous les pores de ma peau restaient liés d’une manière ou d’une autre à ces lits minuscules terrés au fond de ce palais grandiose que je laissais derrière moi.
Mais à peine arrivai-je devant l’échelle de coupée que l’ambiance se réchauffa sensiblement. En effet, je vis courir à moi ma petite sœur adorée, cheveux en vrac et sourire en étoile, jusqu’à me tomber (littéralement !) dans les bras. Je la serrai bien fort contre mon coeur, tout en faisant un petit signe aux deux capitaines, à Aurata et à Ventura qui me regardaient depuis le gaillard d’arrière, et en adressant un clin d’oeil à Perkinsus et à Anguillus, perchés sur le mât de beaupré comme deux funambules qui auraient retrouvé le Nord.
Trente secondes plus tard, alors que Suni se moquait de mon émotion en écrasant une goutte d’eau sur ma joue, j’entendis comme une folle cavalcade fonçant droit sur moi, avec la discrétion d’un troupeau d’éléphants de mer et en poussant des cris aussi joyeux que stridents. Mes petits élèves, avec leurs yeux de vagues et leurs cheveux d’algues, m’entourèrent comme un banc de sardines passablement anarchique, ce qui finit de rendre mes glandes lacrymales complètement hémorragiques. Puis ils repartirent comme ils étaient venus, c’est-à-dire comme une dizaine d’ouragans, et me laissèrent en tête-à-tête avec ma sœur.
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