Chapitre XCV (1/2)

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Suni prit son air le plus filou et me tourna le dos, yeux au ciel et lèvre boudeuse. Je ne me privai pas d’éclater de rire, juste pour le plaisir de la faire tourner en bourrique, puis je me dirigeai vers la passerelle et je montai à bord.


A peine eus-je posé un premier pied sur le pont que je fus assaillie par un océan de bienveillance et de retrouvailles. Je passai donc de bras en bras, de sourire en accolade, de baiser en étreinte, répondant au passage à dix ou vingt mille questions sur mes enfants, sur ma santé, sur mon moral… J’étais si heureuse de retrouver toute la troupe ! Et j’avais beau devoir laisser à quai la moitié de mon cœur en confiant mes petits à Milos, quelque chose tout au fond de moi savait que je faisais le bon choix. Je manquai de perdre l’audition à force d’entendre piailler mes petits élèves, qui parlaient tous en même temps pour tenter de me raconter des anecdotes certainement passionnantes, mais totalement inaudibles… Mais je fis de mon mieux pour accorder un instant à chacun tout en profitant de l’accueil chaleureux du reste de la troupe.


Au bout d’un moment, Rutila sonna gentiment mais fermement la fin de la récréation ou de la relâche. Elle appella tout le monde à son poste, les uns pour l’avitaillement, les autres pour les préparatifs du départ. D’un signe de tête appuyé et de quelques mots murmurés, elle me dispensa pourtant de prendre immédiatement mon service et mes responsabilités : elle m’accordait une journée pour retrouver mes marques et me réinstaller à bord. Notre capitaine avait décidément toutes les délicatesses…


Je me dirigeai donc vers ma cabine, m’imprégnant au passage de cette atmosphère si particulière qui accompagnait toujours nos escales, comme un mélange d’impatience, de fatigue et de logistique. En ouvrant la porte de mon petit royaume, je ressentis une bouffée de nostalgie et de vieux souvenirs : Suni adulte était aussi désordonnée que Suni enfant. La cabine était propre, soignée, mais ses affaires traînaient un peu partout, comme un ouragan gentiment intrusif.


Je commençai à regrouper ses effets pour me faire un peu de place, mais l’intéressée débarqua d’un air théâtralement revêche qui me fit presque rire, tellement elle forçait le trait ! Elle plia quelques vêtements, gestes nerveux et agacement visible, sans desserrer les dents. Je finis par lui rappeler, d’un air innocent, que si je n’étais pas lieutenant à bord de ce bateau, elle ne jouirait en aucun cas d’un tel confort et d’une cabine privée. Et que si quelque chose ne lui convenait pas, il lui restait la possibilité d’aller dormir ailleurs. Ce qu’elle fit, du coup, avec son petit air de teigne des bacs à sable et son regard vert et fier comme un lac sous l’orage. Je faillis applaudir, tant elle jouait bien sa petite scène, puis je finis de m’installer tranquillement, non sans garder un œil sur les préparatifs menés par l’équipage à travers le sabord grand ouvert.


Très vite, et non sans avoir déplacé encore quelques tuniques ou menus objets appartenant à Suni, j’eus pleinement repris possession de la cabine. Je pris le temps de discuter un peu avec Ventura, venue me saluer en voisine, et la matinée passa en un éclair ! J’étais bercée par la langue Lointaine qui me caressait les oreilles et par les parfums de sucre et d’épices qui émanaient des quelques échoppes héliopolas perchées sur les quais.


Le repas, comme toujours, fut joyeux et bruyant, à l’ombre du réfectoire. Puis je m’isolai sur le pont, les yeux dans le soleil de midi, les mains sur une tisane glacée aux algues et à la cardamome. Perkinsus me rejoignit très vite, et il ne nous fallut pas plus d’une minute pour recommencer à rire et à jacasser comme deux gamins qui auraient poussé côte à côte.


Lorsque les amarres furent larguées, lorsque le voilier s’éloigna du port, je ne pus retenir ni mes larmes ni mes yeux, qui s’accrochèrent à la silhouette du palais royal, sur les hauteurs, avec ses murs creusés dans les entrailles rouges de la terre et ses terrasses suspendues qui se fondaient dans le paysage. Il me sembla voir s’agiter une pièce de tissu clair, dans un recoin isolé… Était-ce Milos qui nous saluait, avec mes enfants auprès de lui ? Ou était-ce mon imagination, qui n’acceptait pas que je puisse partir sans les embrasser une dernière fois ? Les deux, peut-être…


Quoiqu’il en soit, je gardai les yeux fixés sur cet endroit et mes larmes jaillirent sans préavis, tandis que Perkinsus, sans un mot, passait son bras autour de mes épaules

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