Chapitre XCV (2/2)
Nous restâmes ainsi, dans le silence étouffant d’une après-midi brûlante, à regarder s’éloigner les côtes d’Héliopolis depuis le pont du trois-mâts. Je me sentais à la fois seule au monde, privée de mes enfants et de mon amoureux, et étonnamment à ma place, comme si les Lointains,avec leurs yeux d’océan brut et leurs silhouettes élastiques, étaient devenus ma vraie famille. C’était une sensation étrange, paradoxale, qui me laissait comme à bout de souffle.
Heureusement, Perkinsus connaissait sur le bout des ongles ses responsabilités de veilleur. Il veillait donc, y compris sur moi ! Il m’accorda quelques minutes de mélancolie puis il me secoua très doucement, très gentiment, et je repris pied dans la réalité du bord et des manœuvres. Dans les vergues, les gabiers s’agitaient avec autant de maîtrise que d’insouciance, comme s’il était parfaitement naturel pour eux d’être perchés à trente ou quarante mètres de haut. Sur les écoutes et sur les bras, des équipiers s’époumonaient en rythme, comptant sur la force du collectif pour mouvoir ces gigantesques cordages. Debout derrière le gouvernail, Ventura donnait des instructions à deux barreurs qui lui obéissaient au doigt et à l'œil, répétant à voix haute chaque ordre avant de l’exécuter.
Sur le pont, ou peut-être devrais-je dire sur le front, Anguillus coordonnait les gestes et les positions de chacun, attentif à tout et à tous comme s’il avait géré un équipage toute sa vie. Je ne me lassais pas de l’observer, me demandant où était passé le petit jeune homme timide que j’avais eu tant de mal à convaincre d’accepter un poste de chef de tiers ! Il était partout à la fois, donnant des consignes claires et fermes, sans jamais hausser le ton. Il prenait le temps de rectifier, de préciser, d’encourager, n’hésitant pas à prêter main forte lorsque c’était nécessaire, mais sans se départir de son rôle d’encadrement. J’en demeurai bouche bée… Et il le vit ! Il dut lire la surprise et la fierté dans mes yeux, car il me gratifia d’un sourire immense, gentiment satisfait, comme s’il s’était appliqué, peut-être inconsciemment, à me montrer tout son savoir-faire pour m’impressionner. Et sans l’ombre d’un doute, il se débrouillait comme un chef, sous les ordres clairs et brefs de Rutila et de Ventura.
Le soir même, lors du dîner, je m’assis face à Anguillus tandis que Perkinsus, fidèle à nos bonnes vieilles habitudes, prenait place à côté de moi. Suni s’installa ostensiblement à la table voisine, visiblement très concentrée sur le fait de me montrer qu’elle m’en voulait toujours. Je l’ignorai, et m’employai à féliciter mon jeune chef de tiers pour ses prouesses de l’après-midi. Il rosit, puis pâlit, visiblement mal à l’aise devant l’avalanche de mes compliments, mais je ne me décourageai pas pour autant et mis un point d’honneur à lui détailler l’ensemble de ses progrès. Au fur et à mesure, sa rougeur devint presque incandescente… Aussi Perkinsus eut-il pitié de lui et m’enjoignit-il de changer de sujet.
Le repas suivit son cours, joyeux et respectueux, à l'image des Lointains ! Je pus ainsi apprendre les dernières nouvelles, les petites histoires du bord, le vent capricieux qui avait rythmé leur dernière navigation, la déchirure de la civadière qu’ils avaient réparée tant bien que mal en l’absence de leur maître-voilier, mes élèves qui avaient bien grandi, le nouveau médecin en qui ils avaient appris à avoir confiance, leurs escales de ville en ville dans un rythme immuable et pourtant bousculé par la guerre…
Malheureusement, personne n’avait de nouvelles d’Orcinus. Rutila, au vu de ses échanges avec les capitaines croisés aux quatre coins du monde connu, était convaincue qu’il était toujours en vie, et toujours en mer. Mais à part son instinct de marin, et quelques on-dit entendus sur les quais et les pontons, rien ne venait confirmer cette idée.
Quant à Rotu, il avait repris possession de son trône et régnait sans partage sur mon pays natal. Les responsables de la destruction, par le feu, de sa galère à fond plat et de l’ensemble de son équipage étaient vivement recherchés par toutes les troupes de Champarfait… En vain.
Pendant ce temps, l’héroïne de cette chasse à l’homme semblait totalement indifférente à toute cette agitation. Elle discutait avec ses voisins et faisait honneur aux victuailles qu’elle avait elle-même préparées : un délicieux ragoût de poisson-chat aux crevettes et au safran, une purée de crabe et de pommes de terre à l’encre de seiche et un dessert aux fruits confits qui n’avait vraiment rien de Lointain ! C’était particulièrement goûtu, et Suni semblait belle et sereine, assise parmi ce peuple qu’elle ne connaissait pas dix mois plus tôt.
Cependant, je ne pus m’empêcher de remarquer que son regard, très régulièrement, faisait des échappées discrètes, mais évidentes, vers mon voisin d’en face. Qui, lui aussi, à certains moments, semblait jeter quelques coups d'œil furtifs sur sa gauche. Leur manège était bien rôdé, mais tout à fait évident pour quiconque leur prêtait un peu d’attention ! Suni et Anguillus étaient plus différents que le feu et la glace, que le ciel et la mer, mais j’étais désormais parfaitement sûre de mon fait : ils s’aimaient.
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