Chapitre XCI (2/2)
(Suni me prit la main et la serra doucement en me regardant droit dans les yeux.)
(Suni) - Je suis désolée, Lumi. Je sais que tu dis ça pour mon bien… Mais je ne suis pas comme toi. Je n’ai pas ta force. Je ne me sens pas capable de traverser tout ce que tu as traversé. Je n’ai pas envie de prendre le risque d’aimer en sachant que je peux tout perdre. Père, Mère, Ruti, Orcinus… Ils sont tous partis. Et nous on reste là…
(Lumi) - …
- Tu comprends ?
- Je comprends, oui.
- …
- Et en même temps, je ne comprends pas. Es-tu amoureuse d’Anguillus, oui ou non ?
- Non.
- …
- Bon, d’accord. Peut-être un peu. Disons que par moments, il me plaît bien. Il a des yeux magnifiques, avec toutes les nuances de l’océan. Et j’aime bien le regarder en douce, quand il plonge depuis le pont. Mais c’est tout..
- Ce n’est déjà pas mal, non ?
- ….
- En tout cas, cela saute aux yeux.
- Alors pourquoi personne n’a rien vu ? A part toi qui me bassines sur le sujet, personne d’autre n’a remarqué quoi que ce soit.
- Peut-être parce que les membres de la troupe vous voient évoluer tous les jours, alors ils ne font plus attention à vous… Mais moi qui ne vous ai pas vus depuis plusieurs mois, et qui vous connais bien, l’un comme l’autre, je le vois. Je ne vois même que ça !
- Si tu savais comme il m’énerve, à certains moments…
- Je m’en doute ! Vous êtes tellement différents… Tu dois le dérouter comme lui doit te dérouter. Il est timide quand tu es intrépide, réservé quand tu es exubérante, sage quand tu es sauvage…
- Eh ! A t’entendre, Anguillus n’est donc qu’un pauvre petit garçon apeuré ?
- Pas du tout ! Il est courageux, infiniment fiable, solide et droit. Je ne l’aurais jamais choisi comme chef de tiers si je n’étais pas absolument convaincue de pouvoir compter sur lui.
- …
- En tout cas, tu le défends bien…
- …
- Sunette, je sais que tu aimes bien jouer. Alors titille-le, agace-le, chambre-le, si tu veux… Joue les indifférentes ou les inaccessibles, fais-le tourner en bourrique ou sortir de ses gonds. Mais fais attention à lui. Et à toi. Vous vous cherchez, je le vois bien… Et vous avez peut-être besoin d’un peu de temps pour réussir à vous trouver. Prends ce temps, Suni. Enfin, Sunauplia ! Prends ce temps, mais ne laisse pas passer ta chance. Et prends garde à ne blesser personne au passage : ni lui, ni toi. D’accord ?
- D’accord. J’ai compris, je crois.
- Bien ! Je ne serais pas une grande sœur digne de ce nom si je ne te faisais pas un peu la morale de temps en temps, non ?
- …
- Et maintenant, je meurs de faim. Allons au réfectoire. Après, je dois prendre mon quart. Et toi, je pense que tu es attendue à ton poste, non ? Allons-y. »
C’est ainsi que ma vie reprit son cours presque comme avant. Le voilier dévorait les mers au gré des vents et des courants. L’équipage était soudé et efficace, joyeux et loquace, et les quarts se suivaient sans jamais vraiment se ressembler. Perkinsus, qui était entièrement remis de ses anciennes blessures, reprit son rôle d’ami et de confident. Rutila gérait le navire d’une main ferme et juste, Alexandrius passait des heures sur le banc de quart, plume à la main, à graver sur des parchemins ses pensées et ses idées. Ventura portait avec aisance ses épaulettes de second capitaine et semblait soulagée de ne plus avoir à pallier mon absence. Anguillus était solide et vigilant dès que nous étions sur le pont. Aurata, notre doyenne, nous regardait vivre et manoeuvrer avec dans les yeux un mélange de sagesse et d’espièglerie qui semblait vieux comme le monde. Quant à Sikinos, le médecin du bord, il avait pris ses petites habitudes à l’infirmerie et dans le cabinet médical et semblait aussi à l’aise qu’un cétacé dans l’océan.
Tout allait plutôt bien dans le meilleur des mondes… Tant que l’on restait sur le bateau ! Car autour de nous, le monde n’était qu’un vaste chaos. A Champarfait, Rotu imposait un régime de répression et de violence à son peuple, et il se murmurait que certains nobles s’organisaient pour le renverser. A Héliopolis, la princesse n’attendait qu’une petite étincelle pour s’embraser et déclencher la guerre contre son ennemi héréditaire. Partout ailleurs, depuis les Asclépios jusqu’aux Lointains, en passant par les marchands du grand Sud et les chercheurs des îles du Soleil, c’était l'incertitude qui régnait. Et avec elle, la prudence ! Car même si nous continuions à nous déplacer de port en port pour proposer notre théâtre, nous ne traversions plus le détroit. Nous allions à Héliopolis, à Port-Eden, dans les contrées sauvages au nord du continent… Mais nous avions fait une croix sur Champarfait.
Comment pourrait-on, dans ces conditions, trouver le moyen de ramener la paix… et Orcinus ?
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