Chapitre XCVII (1/2)

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Je repris très vite mes habitudes quotidiennes et le rythme du bord, entre les quarts, les manœuvres, les repas… Dans leur vie aventureuse, depuis des siècles, les Lointains entretenaient une routine bienfaisante, rassurante, qui permettait à chacun de garder des repères malgré leurs nombreux changements de contrées, d’idiomes et de paysages.


L’arrivée de Suni parmi le personnel de cuisine avait apporté un peu de renouveau dans les menus du quotidien. Mais à part cela, rien ne semblait avoir changé. Perkinsus passait ses journées à fixer la ligne d’horizon afin de signaler aux officiers tout ce qui méritait de l’être. Anguillus effectuait son service avec sérieux et discrétion comme il l’avait toujours fait. Alexandrius noircissait des parchemins de son écriture fine et mystérieuse, quand il ne se noyait pas dans la contemplation des reflets gris et bleus de la mer. Sikinos soignait blessures et bobos avec beaucoup d’humour dans la fraîcheur de l’infirmerie. Ventura surveillait les hommes et les manœuvres avec autant d’attention que d’efficacité. Et Rutila, comme à son habitude, régnait sur l’équipage et sur le bateau en maîtresse absolue, semant par-ci par-là des consignes claires et définitives.


J’avais l’impression d’être de retour chez moi… Et ce sentiment d’appartenance, de rassurance, me faisait beaucoup de bien. Mes compétences en navigation n’avaient semble–t-il pas trop souffert de ces quelques mois passés loin de la mer, et je pus retrouver mon rang sans me ridiculiser. Je n’en oubliais pas pour autant l’absence cruelle de mes enfants, cachés dans les mystères épicés d’un palais étranger, ni celle d’Orcinus qui pouvait être à peu près n’importe où, dans le monde connu comme en-dehors… Mais j’essayais de ne pas trop y penser, pour éviter de céder à la mélancolie, au découragement ou au vertige.


Il me fallut plusieurs semaines pour oser enfin poser à notre capitaine une question qui me trottait dans la tête depuis mon retour à bord. Il était tard, j’avais passé la soirée à jouer aux cartes sur le pont à la lumière de la pleine lune avec Perkinsus, Aurata et quelques autres. Le soir était doux, l’air sentait le sel et la liberté, les bateaux-lits se pressaient dans notre sillage comme autant de coquilles de noix, le silence était enveloppant comme une couverture sombre. Et en descendant dans ma cabine, je vis que Rutila avait laissé sa porte grande ouverte. Elle était assise à la lueur de deux chandelles, ses yeux brillaient comme du cristal et elle me fit un petit signe.


« - Entre, Lumi. Je peux t’offrir une tisane ?

- Avec plaisir, oui. Merci, capitaine.

- Je t’en prie… Comment vas-tu ?

- Bien ! J’ai retrouvé mes marques… Même si mes enfants me manquent.

- Je m’en doute, oui. Et Orcinus nous manque à tous, lui aussi.

- …

- …

- Rutila…

- Oui ?

- J’aimerais te demander quelque chose. Mais je ne suis pas sûre de réussir à le formuler de façon très diplomatique.

(Elle sourit doucement.)

- Je t’écoute.

- Eh bien… J’ai l’impression d’être comme un animal en cage. Un poisson dans une nasse. Un prisonnier dans un cachot. Comme si nous tournions en rond, mais sans jamais réussir à sortir de notre piège.

- Que veux-tu dire, Lumi ?

- Je veux dire que nous ne retrouverons jamais Orcinus si nous nous contentons de vivre comme avant ! Les pirates qui l’ont enlevé ne nous le rendront pas comme ça, juste pour ses beaux yeux… Et Rotu le pourchassera jusqu’à sa mort, et moi avec ! Quant à nous… Je suis désolée de te dire les choses ainsi, ce n’est pas très respectueux, mais franchement, ce n’est pas en faisant des ronds dans l’eau que nous allons régler tout cela.

- Des ronds dans l’eau… C’est en effet une manière peu flatteuse de décrire notre mode de vie.

- Ce n’est pas cela, Rutila. Je vous respecte, tu le sais. Je respecte votre Histoire, vos coutumes, votre culture. Et j’ai adoré toutes ces années passées à faire des ronds dans l’eau avec vous, d’un continent à un autre. Je ne renie rien du tout. Vous êtes mon peuple, désormais. Ce n’est pas pour rien que j’ai donné des prénoms Lointains à mes enfants ! Je ne renie rien, mais je crois que ce que nous faisons aujourd’hui ne suffit pas.

- Et que faudrait-il faire, selon toi ?

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