Chapitre XCVIII (1/2)

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Rutila n’était pas du genre à laisser s’éterniser les choses une fois qu’elle avait pris une décision. C’est pourquoi notre voilier tourna immédiatement son étrave vers l’île-capitale, ses criques paradisiaques, ses palmiers frissonnants et son insouciance. Insouciance toute relative, cependant : les Lointains ne pouvaient pas ignorer l’atmosphère de guerre et de défiance qui planait sur tout le reste du monde.

Une nouvelle fois, le cérémonial du Grand Conseil se déroula sous mes yeux : la convocation des équipages par l’envoi de centaines de mouettes voyageuses, l’attente interminable au rythme des baignades et des déjeuners à l’ombre, la réunion solennelle des délégués puis la proclamation officielle du résultat des discussions. Je traversai tout cela comme un navire voguant dans le brouillard, avec un drôle de sentiment d’absence.

Plus les jours passaient, plus mes entrailles hurlaient en silence que je voulais, que je devais, retrouver la peau laiteuse de mes enfants et les lèvres brûlantes de leur père. Je n’attendais pas grand-chose d’autre de la vie… Et je fus la première surprise lorsque je réalisai que bon nombre de personnes étaient enthousiastes à l’idée d’initier cette session de pourparlers que j’avais imaginée lors de mon échange avec Rutila. Dans quelle galère avais-je encore embarqué mon peuple ?

Comme toujours, les Lointains se montrèrent efficaces et réactifs. Des émissaires furent envoyés aux quatre coins de tous les continents, sur les îles, à travers le détroit, pour proposer à tout le monde un sommet extraordinaire dans le seul et unique lieu sous administration neutre et internationale : les îles du Soleil.

C’est donc sur le plus grand de ces cailloux arides, entre une plage envahie de tortues placides et un observatoire scientifique construit par des chercheurs venus d’Asclépios, que nous accostâmes quelques semaines plus tard. C’était un territoire de désolation, sec et isolé, sur lequel la vie semblait se limiter à quelques espèces protégées et aux scientifiques qui venaient les observer lorsque la chaleur devenait supportable. C’était aussi l’endroit où le conflit avait commencé, quelque temps auparavant, lorsque les troupes de Champarfait avaient envahi les lieux, avec à leur tête feu la reine régente.

Désormais, il ne restait de cet épisode que quelques vestiges étouffés dans la végétation : les vitres brisées du centre de recherche, un drapeau champarfaitois déchiré tombé du haut d’une flèche, des traces de mortier le long des murs de pierre, des trous qui béaient dans la terre de part et d’autre du chemin côtier… Les îles du Soleil, écrasées sous une chaleur sèche, immobile, ressemblaient au théâtre de la fin du monde au lendemain de la représentation.

Plusieurs navires mouillaient déjà dans la baie lorsque nous arrivâmes. Les marchands du grand Sud étaient reconnaissables à leurs petites embarcations de pêcheurs aux lignes fluides et archaïques taillées dans l’ébène, à leurs vêtements couleur sable et aux tentures rouge vif qui les protégeaient de la morsure du soleil. Leurs barques étaient solidement amarrées à une goélette libre et joyeuse depuis laquelle Galaô-té, la vieille connaissance de Rutila, nous faisait des grands signes avec son sourire de diamant et sa prestance insolente.

Non loin d’eux, un trois-mâts à l’allure effilée, dont la coque bleu marine semblait danser avec le clapot, arborait fièrement l’étendard jaune soleil d’Héliopolis : la princesse Sanaâ, comme toujours vêtue de nuit et d’élégance, se prélassait en compagnie de ses conseillères tandis que l’équipage, composé exclusivement de femmes aux tuniques de lin blanc, s’activait sur le pont.

A l’exact opposé, presque cachée dans un recoin de la baie, se trouvait une galère à fond plat toute neuve, toute pimpante, pavoisée jusqu’en haut du mât aux couleurs de Champarfait : Rotu avait disposé un trône rehaussé de dorures sur le gaillard d’arrière et il s’y tenait assis, seul, silencieux, sous l’oeil exercé d’une cinquantaine de gardes royaux drapés de velours vert et maintenus à bonne distance par le regard hautain de Sa Majesté.

D’autres Champarfaitois étaient présents : sur une modeste gabare en bois brut se serraient une dizaine de nobles, parmi lesquels je reconnus quelques visages croisés pendant mon enfance dans les couloirs du palais. Ils étaient d’une prestance incroyable, droits comme la vengeance, fiers comme la revanche, même si le teint verdâtre de certains d’entre eux dénotait un mal de mer avancé !

Les Asclépios, enfin, semblaient en parfaite santé depuis le pont d’une jolie frégate conçue pour la vitesse et les grandes traversées : ce peuple qui s’invitait chez les autres depuis la nuit des temps ne craignait ni les voyages, ni l’inconfort, et ses représentants, avec leurs regards clairs comme la lune et leurs cheveux touffus comme le soleil, faisaient bien digne figure.

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