Chapitre XCVIII (2/2)
Du côté des Lointains, le Grand Conseil avait désigné ses ambassadeurs : il s’agissait de Rutila, de Salmus, de notre doyenne Aurata et de moi-même. J’étais horriblement mal à l’aise à l’idée des pourparlers qui nous attendaient, mais je n’aurais laissé ma place pour rien au monde ! Car seuls les délégués officiels étaient autorisés à descendre à terre pour se joindre aux discussions. Or lesdites discussions attendaient un invité d’honneur : Orcinus en personne.
Mais les pirates-loyalistes n’étaient pas encore arrivés. Et je me lessivais les yeux à force de guetter, dans les reflets du ciel et de la mer, la silhouette de leur deux-mâts, avec son gréement aurique, ses matelots disciplinés et son prisonnier de marque. Perkinsus, qui allait et venait sur le pont sous des prétextes plus futiles les uns que les autres, se moquait gentiment de mon impatience tout en veillant à ce que je ne m’effondre pas à force d'impatience...
Il réussit cependant à m’envoyer au lit, une fois la nuit tombée, lorsqu’il me fit remarquer que même si ce bateau apparaissait enfin, l’obscurité m’empêcherait de m’en apercevoir. Je soupirai de toutes mes forces, mais je rendis les armes et regagnai ma cabine où, vaincue par la fatigue, je dormis étonnamment bien.
Le lendemain, tandis que les premières lueurs du jour changeaient en or les reflets tranquilles de cette petite baie du milieu du monde, tous les délégués furent menés à terre grâce aux modestes bateaux de pêche, légers et maniables, sur lesquels les nomades du grand Sud étaient venus. L’atmosphère était presque irréelle, comme si tout le monde connu s’était donné rendez-vous au milieu de nulle part ! Les délégations se suivaient mais ne se ressemblaient pas, et les langues, les étoffes, les silhouettes s’enchaînaient sans jamais se mélanger.
Je me contentai de saluer la princesse Sanaâ d’un hochement de tête et m’appliquai de toute mon âme à ne pas croiser le regard intrusif et glacial de Rotu qui restait fixé sur moi comme celui d’un loup devant une agnelle… J’en frissonnais de la tête aux pieds et peinais à me mouvoir tant je me sentais figée.
Alors que nous étions tous regroupés dans une clairière aride, maintenus à l’ombre par une immense pièce de lin blanc cousue à la va-vite avec des dizaines d’étoffes qui avaient dû, à une époque, servir de nappes et de rideaux lorsque les scientifiques résidaient sur l’île, un coup de canon retentit soudain. Et une dizaine de minutes plus tard, les loyalistes faisaient leur entrée. Ils avaient la démarche fière, la tête haute, le regard solide.
Ils portaient des costumes magnifiques, très ajustés, taillés dans des tissus aux couleurs sombres, profondes, mais rehaussées de broderies lumineuses.
Et Orcinus était là. C’est à peine si je pouvais y croire ! Seuls quelques mètres le séparaient de moi, pourtant il me semblait venir d’une autre planète. Je restai ainsi quelques secondes, mi-coite, mi-cuite, sans oser respirer. Mais il me vit, me sourit, trouva le moyen de tendre la main pour me serrer les doigts quelques instants. Mais il ne s’arrêta pas. Dans mon dos, j’entendis Rutila murmurer : « Qu’il est beau, notre Orcinus, habillé en prince… » Je fus incapable de lui répondre, car ma gorge était nouée comme un cabestan.
Mais elle avait infiniment raison.
Il portait un pourpoint couleur de mer à la coupe très précise, très cintrée, qui mettait en valeur sa silhouette fine, ses épaules bien dessinées et ses gestes fluides. Le tissu brillait tout doucement dans le soleil du matin, comme de la soie rehaussée de fils d’argent. Ses cheveux noirs et souples étaient un peu plus longs, un peu plus libres, et frémissaient sous les embruns. Sa peau était brune comme du caramel et ses yeux lançaient des éclairs d’ambre. Son regard, qui resta vissé au mien et auquel je sentis mon cœur s'accrocher de toutes ses forces, me sembla pourtant un peu différent : moins mobile, moins léger, moins aérien. Plus entravé, peut-être…
Après quelques minutes de brouhaha et d’agitation, toutes les délégations formèrent un grand cercle et chacun put s’asseoir sur une pierre. La session serait présidée par le Grand Administrateur des Asclépios, puisque les îles du Soleil étaient de nouveau, officiellement, placées sous sa responsabilité depuis que Champarfait avait daigné replier ses troupes derrière les remparts de sa capitale.
C’était un homme gris et simple, qui arborait la tenue traditionnelle de son peuple, sans bijoux ni fioritures, et qui répondait au nom de Serifos. Il prononça une courte allocution, d’abord en héliopoli, ensuite en champarfaitois, afin de nous souhaiter la bienvenue et de nous rappeler notre responsabilité vis-à-vis des peuples du monde connu qui ne demandaient rien d‘autre que de vivre en paix, chacun sur sa terre et dans le respect de sa culture. Il présenta, une à une, par ses nom et titre, l’ensemble des personnes présentes et précisa que toutes les interventions seraient systématiquement traduites en champarfaitois et en héliopoli, puisque chaque participant comprenait au moins l’une de ces deux langues.
Puis il commença à faire circuler la parole, pour que tous les délégués puissent exprimer leurs revendications dans des termes clairs et précis afin de lancer les discussions et de trouver, dans la mesure du possible, une solution pour mettre fin à la guerre.
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