Chapitre XCIX (1/2)
Lorsque Serifos, le Grand Administrateur des Asclépios, eut fini son intervention, un silence pesant, suspicieux, nauséabond, s’installa pour quelques instants sur l’ensemble de l’assistance.
La clairière dans laquelle nous nous trouvions était littéralement écrasée de soleil, les rares arbustes environnants étaient jaunes et desséchés sous les assauts incessants des vents du sud. D’une délégation à l’autre s’échangeaient des regards et des points d’interrogation, tantôt menaçants, tantôt méfiants, tantôt sanguinaires.
Ce fut l’un des représentants des nobles de Champarfait qui se leva en premier.
Il était blond aux yeux verts, comme l’exigeait la bienséance et la pureté du lignage dans son pays natal. Il se racla la gorge, consulta du regard quelques-uns de ses compagnons, puis s’exprima d’une voix dure, cassante comme une haine longtemps ressassée.
« Au nom de la noblesse de Champartait, restée fidèle aux traditions de chevalerie et d’honneur, nous exigeons l’abdication du roi Rotu, fils de Lomu, et sa comparution devant un tribunal composé, pour moitié, de représentants des grandes familles champarfaitoises, et pour moitié, de représentants des royaumes qu’il a attaqués au cours de l’année écoulée : Héliopolis évidemment, mais aussi les Asclépios au nom de l’invasion des îles du Soleil placées sous leur administration depuis des décennies et dont la neutralité a été bafouée par feu la reine régente. Nous demandons également la restitution au royaume de Champarfait de Lomu, fils de feu le prince Lomu, ancien héritier du trône. Le Conseil royal étudiera les preuves de son identité et, si celle-ci était confirmée, lui offrira la nationalité champarfaitoise et le titre de prince. Cependant, notre loi interdisant strictement le mariage avec une ressortissante étrangère, le trône sera transmis à son cousin le plus proche, par la lignée mâle. Les recherches sont en cours pour l’identifier et le convier à rejoindre le palais royal. En attendant, le royaume restera administré par un conseil des nobles, que j’ai l’honneur de présider. Je vous remercie. »
Un très vieil homme à la peau tannée par le soleil, dont l’accent était aussi rocailleux et millénaire que le sable du désert et dont le dos était voûté comme un croissant de lune, parla à son tour, d’une voix très calme, très posée.
« Nous sommes venus représenter ici les intérêts et la civilisation des marchands du grand Sud. Nous demandons le départ des troupes d’Héliopolis qui écrasent notre territoire à coup de bottes, et sommes prêts à discuter avec l’illustre princesse Sanaâ afin de définir les termes d’un accord de coopération équitable entre nos deux peuples, qui vivent côte-à-côte depuis des siècles sans vraiment se connaître. Nous ne souhaitons nullement faire la guerre au royaume de Champarfait, ni nous mêler de la légitimité de tel ou tel héritier du trône. En revanche, nous exigeons le retour de la liberté de commerce sur les eaux du détroit. J’ai dit. »
Galaô-té se leva ensuite, avec ses épaules larges et son éternel sourire qui s’attarda, juste une demi-seconde, sur les yeux de Rutila fixés sur lui. Sa voix était profonde comme l’océan et vibrante comme les vagues, pourtant il y avait en lui une sorte de majesté, de sérénité, qui semblait couler dans ses veines comme le sable s’ébrouant au-dessus des dunes.
« Mes amis, dit-il, je vous remercie de m’avoir invité à cette si étrange discussion… Vous le savez, mes marins et moi sommes des hommes libres, issus de tous les peuples. Nous n’avons ni drapeau, ni royaume. Nous ne croyons en rien ni en personne, à part la couleur du ciel quand il tombe sur la mer. Aujourd’hui, je n’ai rien d’autre à vous demander que ceci : laissez-nous vivre à notre guise ! Nous ne menaçons personne, nous commerçons avec tout le monde. Nous voulons la paix, pour vous comme pour nous. Je vous remercie. »
Puis ce fut au tour d’Aurata de s’exprimer, droite comme une planche de salut, devant l’assemblée profondément silencieuse.
« En tant que doyenne du peuple Lointain, qui parcourt les mers au gré du vent depuis des siècles et des siècles, je demande le retour de la paix, la libre circulation de part et d’autre du détroit et la reconnaissance par l’ensemble des peuples ici présents de la liberté de création et de représentation théâtrale. Nous demandons également la libération d’Orcinus, que certains parmi vous appellent Lomu, fils de Lomu, arbitrairement détenu par les loyalistes depuis plus d’un an. Orcinus a reçu l’asile au nom de tous les Lointains pendant son enfance. A ce titre, il doit pouvoir rejoindre librement son navire et reprendre sa place parmi nous, sauf s’il souhaite, de son propre chef, mener sa vie d’une autre façon. »
Cette harangue n’eut pas l’heur de plaire aux loyalistes, qui murmurèrent avec véhémence tout en gardant leurs regards obstinément tournés vers nous. Aurata ne leur accorda pas le moindre coup d'œil, mais elle dut écouter, comme nous tous, le petit discours de leur délégué qui suivit.
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