Chapitre XCIX (2/2)
(Délégué des loyalistes) « N’en déplaise aux traditions Lointaines, mais aussi aux lois champarfaitoises, nous considérons que Lomu, fils de Lomu et de Hanaâ, est l’héritier légitime du trône de Champarfait. Nous exigeons la démission de l’usurpateur Rotu et son jugement immédiat. Nous défendrons jusqu’à la mort l’héritage et le bon droit de notre prince, que nous avons recherché dans toutes les contrées du monde pendant des années. Seul un roi légitime pourra rendre à Champarfait sa grandeur et sa prospérité, dans un esprit de justice et de liberté. Vive notre roi Lomu ! »
Pendant cette intervention, prononcée d’une voix forte et affirmée, puis au fil de la double traduction qui s’ensuivit, la princesse Sanaâ, assise juste en face de moi, dévorait du regard celui qu’elle identifiait enfin comme l’enfant de sa sœur bien-aimée. Un enfant qu’elle avait connu tout petit avant de le perdre de vue pendant des années puis de le retrouver, dans ces circonstances presque irréelles, sur une île-caillou au milieu du détroit.
Sans le quitter des yeux, elle se leva lentement, mi-vengeresse, mi-majestueuse, et prononça à son tour quelques mots d’une voix émue, très douce, obligeant l’assemblée à tendre l’oreille pour entendre ce qu’elle disait.
« Princesse souveraine d’Héliopolis, je suis venue ici pour donner à Rotu, roi de Champarfait, l’opportunité de mettre fin à la guerre qu’il a lui-même commencée. Je suis prête à lui laisser la vie sauve s’il quitte immédiatement son trône et s’il ne franchit jamais le détroit. J’exige la fin des hostilités, le retour de la paix, le respect des frontières de mon royaume mais aussi la liberté et la sécurité de mon neveu. Orcinus, que ses parents avaient nommé Lomu Hanaô comme un trait d’union entre leurs deux pays, sera libre de vivre à Héliopolis ou parmi les Lointains, à sa convenance. Je suis prête également à recevoir une délégation des nomades du grand Sud pour discuter d’un nouvel équilibre dans les relations entre leur peuple et le pouvoir central d’Héliopolis. Mais le royaume défendra, par les armes s’il le faut, l’héritage de ma sœur Hanaâ, d’illustre mémoire, en protégeant et en libérant son unique enfant survivant. »
Qu’il était donc étrange d’entendre toutes ces personnes, plus nobles et importantes les unes que les autres, se préoccuper à leur manière du sort de mon amoureux ! Orcinus, que je dévorais du regard sans aucune honte, restait étonnamment impassible. Comme s’il s’était habitué à son nouveau rôle…
Ses gestes, son attitude n’étaient plus vraiment ceux du jeune homme libre et insouciant que j’avais connu, grimpant sur les vergues des mâts ou sur les planches du théâtre sans jamais se poser de questions. Et je n’avais envie que d’une chose : le prendre dans mes bras, respirer sa peau et sa chaleur… Il me regardait comme s’il pouvait lire en moi, c’était doux et piquant, et je me sentis rougir sous l’intensité qui se dégageait de ses yeux de feu.
Puis je sursautai, tirée de ma rêverie amoureuse par la voix coupante et impérieuse de Rotu.
Il ne prit pas la peine de se lever comme l’avaient fait tous les autres. Ses prunelles vertes comme une mine de cuivre, mobiles comme un orage, furieuses comme un fauve, ne cessèrent pas un instant d’aller de moi à Orcinus, d’Orcinus à moi, tandis qu’il éructait d’une voix sèche.
« Moi, Rotu fils de Lomu, roi légitime de Champarfait et des terres du Nord, j'exige le retour à mes côtés de mon épouse, Lumi, que les Lointains ont frauduleusement accueillie parmi eux, et la mise à mort de cet usurpateur brandi par les loyalistes comme un étendard ! Car nul n’ignore que mon frère Lomu, son épouse héliopola et leurs deux enfants ont péri dans un naufrage il y a des années… Enfin, j’exige que tous les peuples du monde connu, à commencer par leurs délégués réunis ici aujourd’hui, se mêlent de leurs propres affaires et de leurs propres royaumes et me laissent administrer Champarfait comme je l’entends. Je n’ai rien d’autre à ajouter. »
Un ange passa…
Puis le Grand Administrateur des Asclépios reprit la parole. Il attira l’attention de l’assemblée sur les pertes humaines que la guerre avait déjà provoquées, puis sur les risques de famine et d’épidémie qui planaient déjà sur la population de Champarfait. Enfin, il rappela que chacun avait pu s’exprimer et que désormais, il revenait aux délégués de prendre le temps de discuter tous ensemble, dans le respect de chacun, afin de trouver la meilleure solution possible et d’assurer la survie et la prospérité de tous les peuples du monde connu.
Lorsqu’il se rassit, ouvrant ainsi l’étape suivante des pourparlers, il y eut un nouveau silence de quelques secondes. Mais très vite, un affreux brouhaha reprit le dessus. Les discussions partaient dans tous les sens, personne n’écoutait personne, les uns murmuraient avec leurs voisins pendant que les autres s’invectivaient d’un bout à l’autre de la clairière. C’était un piètre spectacle, et j’en éprouvais à la fois une peur un peu irrationnelle et un profond dégoût.
Cela dura trois ou quatre minutes, peut-être un peu plus… Puis quelqu’un frappa très fort sur une timbale de métal à l’aide d’une sorte de carafe qui renvoya un son vibrant, strident. Et le silence se fit, tandis qu’un nouvel orateur se levait à son tour.
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