Chapitre CI (1/2)
Après le départ d’Orcinus, les pourparlers tournèrent rapidement au vinaigre, voire au fiasco.
Ma grande idée de conférence internationale était un échec cuisant : non seulement j’avais perdu mon amoureux pour toujours, mais en plus, je passais pour une épouse volage et avide de pouvoir qui tentait de remplacer son pauvre mari bafoué par son bel amant Lointain… C’était une catastrophe sur toute la ligne. Je n’avais plus ni honneur ni espoir. Et sans la conscience profonde, quelque part dans mes veines, du fait que mes enfants avaient encore besoin de moi, je me serais sans doute jetée à la mer avec un boulet au pied.
J’avais le cœur lourd comme une mine de plomb et les épaules basses comme les abysses, et la seule sensation que j’éprouvais encore était un gigantesque sentiment de vide.
Je réussis pourtant à mettre un pied devant l’autre et à retourner, tant bien que mal, jusque sur le pont du trois-mâts. Toute la troupe était là, pleine de questions et de tristesse. Ils avaient vu, de loin, partir Orcinus qui leur avait fait signe depuis la goélette des loyalistes. Puis ils avaient suivi des yeux, une à une, les autres délégations qui avaient regagné leurs embarcations respectives et levé l’ancre les unes après les autres.
J’étais épuisée, sonnée, désespérée. Rutila, gentiment, posa sa main sur mon épaule et me dit : « Je comprends, Lumi, pourquoi tu lui as dit non. Je sais que tu ne peux pas abandonner tes enfants pour voguer au-delà des cartes. Je suis tellement désolée que tu aies dû faire un choix pareil ! Mais aujourd’hui, je dois penser à la sécurité de mon équipage. Rotu est une menace pour nous tous. Je le crois… Je le sens. Nous allons laisser tous les autres bateaux s’éloigner, pour que personne ne voie dans quelle direction nous partons. Et ensuite… Nous aviserons. »
Ce soir-là, je restai cloîtrée dans ma cabine, cachée derrière le sabord entrouvert, à verser toutes les larmes de mon cœur tout en guettant le navire de Rotu. Lorsque sa galère releva enfin son ancre et pointa son étrave dans le soleil couchant, je ressentis un mélange de haine et de soulagement qui me mit dans une rage folle. Puis je fus prise d’une nausée carabinée et me penchai in extremis pour vomir directement au-dessus de l’eau. Il me suffisait de le savoir là, tout près, pour éprouver un profond malaise.
Je me sentais seule et abandonnée de tous, pleine de bile et d’impuissance, et je me mis au lit dans un état second, incapable de réfléchir ni même de me mêler aux discussions animées dont je percevais les échos venus du pont de batterie et du réfectoire. La gaieté de mes compagnons ne faisait que me renvoyer, comme un miroir glacé, le découragement et la solitude dans lesquels je me trouvais.
Je sombrai dans un sommeil étrange, peuplé de monstres et de sueur, puis je me réveillai en sursaut avec l’impression diffuse, mais ferme, d’une présence dans la pièce.
Dehors, la nuit était sourde et profonde, le ciel était d’un noir de plomb et seul le phare des îles du Soleil, perché sur la pointe sud de la baie, traversait les ténèbres nocturnes. Dans les entrailles du bateau, je percevais des voix, des pas, les tintements des ustensiles de cuisine que l’on rinçait à grandes eaux après le repas, les voix de Rutila et de Ventura penchées au-dessus de la table à carte, dans la sainte-barbe, et même le rire lointain de Perkinsus qui devait être sur le pont ou dans une coursive.
J’écoutai de toutes mes oreilles et je perçus un frôlement, un mouvement, dans l’obscurité complète de ma cabine. Ce n’était pas Suni, qui n’avait pas encore fini son service. Mes poils se hérissèrent instinctivement mais je n’eus pas le temps de comprendre vraiment ce qui se passait. En l’espace de quelques secondes, quelqu’un me bâillonna sans ménagement, ligota mes mains pour les attacher au-dessus de ma tête, et s’assit de tout son poids sur mes jambes pour les immobiliser. C’est aux battements haineux de mon cœur et à la sensation de glace qui courut dans mes veines, que je reconnus que c’était Rotu.
« - Alors, ma belle, tu n’es pas contente de voir ton petit mari ? Non, ne dis rien ! Te taire, c’est bien ce que tu fais de mieux… Si tu parles, si tu bouges, si tu cries, je te tue. Regarde le joli couteau que j’ai apporté rien que pour toi… Il te plaît ? Il vient d’Héliopolis, tu vois, j’ai pensé que ça te ferait plaisir ! Après tout, les Héliopolis sont tes amis, n’est-ce pas ? Sale bâtarde, j’avais bien dit à ma mère qu’elle ne devait pas me marier avec une fille de sang-mêlé ! Regarde où nous en sommes, maintenant…
- …
- Alors comme ça, tu t’es entichée de mon propre neveu ? Ce n’est pas très convenable, ça… Mais visiblement, il n’a pas su te convaincre plus que ça, puisqu’il est reparti seul. Tout seul, eh eh ! Voilà qui lui apprendra à essayer de me piquer ma femme. Car tu es ma femme, Lumi, même si tout le monde semble l’avoir oublié. Toi, tu t’en souviens, n’est-ce pas ?
- …
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