Chapitre CIII (1/2)
Après ce terrible épisode, plusieurs semaines passèrent sans que je m’en aperçoive. Je restais cantonnée dans la cabine de Rutila une grande partie du temps, Ventura ayant accepté de me soulager de la moitié de mes quarts. J’avais bien essayé d’assumer mes responsabilités et de tenir mon rang, mais j’étais épuisée, apathique, et Anguillus lui-même avait fini par me suggérer de me reposer.
Suni venait me tenir compagnie lorsque son travail lui en donnait la possibilité. Elle m’apportait des livres qu’elle empruntait en sainte-barbe et des nouvelles qu’elle ramassait dans les coursives. Ainsi, je savais presque tout de la météo, des manœuvres, des humeurs des uns et des autres, sans oublier les faits et gestes d’Anguillus qui semblaient, quoi qu’elle en dise, beaucoup préoccuper ma petite sœur.
Depuis la mort de Rotu, la paix était revenue sur tout le monde connu : Héliopolis avait accepté de signer un traité de paix avec le Conseil de régence de Champarfait, les commerçants avaient retrouvé leur liberté d’aller et de venir… Mon pays natal était officiellement administré par une oligarchie de représentants de la noblesse qui se détestaient depuis des générations, et le peuple semblait confronté à des conditions de vie de plus en plus difficiles. Les loyalistes, eux, n’avaient pas refait surface, et nous les imaginions retranchés dans leur forteresse glacée, dans le brouillard éternel des terres du Nord.
Rutila avait adressé à Champarfait une longue missive expliquant ce qui s’était passé à bord de son bateau. Elle avait retranscrit les faits avec autant de véracité que possible, et elle avait bon espoir que la suite des évènements ne se passe pas trop mal. Pendant toute la navigation vers l’île-capitale, elle se montra confiante et solide, attentive et conciliante, comme si elle n’avait rien d’autre à gérer que l’exactitude de notre cap, le réglage de nos voiles et la force des vents.
A notre arrivée sur l’île-capitale, une délégation venue tout droit du palais royal de mon enfance nous attendait sur le quai pour demander des comptes sur la mort de son monarque. Je n’en menais pas large, et tous les Lointains étaient en effervescence, car c’était la première fois que des ressortissants étrangers s’invitaient ainsi dans ce que nous considérions tous comme notre refuge, notre fief, notre sanctuaire.
Nous eûmes à peine le temps de jeter l’ancre et de ranger le pont que Rutila, Salmus et Ventura durent descendre à terre pour parlementer avec ces Champarfaitois, sourcils froncés et pourpoints verts, dont le drapeau claquait dans le vent comme mon coeur battait dans ma poitrine.
Un peu plus tard, je fus priée de me joindre à eux. Et je me retrouvai, blanche de honte et tremblante de confusion, à devoir expliquer ce qui s’était passé dans mon lit : celui de mes noces, des années auparavant, et celui de ma cabine, beaucoup plus récemment.
Certains m’écoutèrent attentivement, sans rejet ni préjugés. Mais la plupart d’entre eux refusaient de me croire et dardaient sur moi des regards peu amènes. À leurs yeux, je n’étais qu’une épouse indigne, traître à sa patrie. Je m’étais enfuie sans aucune raison… J’étais responsable de tout ce qui s’était passé, et plusieurs de ces notables ne se firent pas prier pour témoigner de la politesse, du charme et de la retenue dont Rotu avait fait preuve dans telle ou telle circonstance.
En quoi le fait qu’il se soit bien comporté un jour prouvait-il qu’il ne s’était pas mal conduit un autre jour ? Cette logique m’échappait totalement, mais une chose était sûre : aucun de ces hommes n’était prêt à entendre que son roi était violent et violeur.
Les discussions durèrent plusieurs jours. Les Champarfaitois exigeaient qu’on leur livre Suni pour pouvoir la juger. Les Lointains, eux, estimaient qu’elle ne devait répondre que devant leur Grand Conseil, puisqu’elle avait officiellement reçu l’asile. Il y eut donc d’interminables discussions juridiques qui ne menèrent à strictement rien. Et la situation semblait de plus en plus désespérée, d’autant que les deux parties perdaient patience au fil du temps.
Le salut arriva finalement par l’intermédiaire d’un bateau que nous connaissions bien : celui de Galaô-té, le marchand souriant, qui choisit un mouillage à quelques mètres du nôtre. A son bord se trouvaient quelques invités incongrus, qui semblaient aussi à l’aise en mer que des pingouins sous un palmier. Trois Champarfaitois, engoncés dans leurs uniformes trop épais pour le climat de notre île-capitale et drapés dans une dignité outrancière, se tenaient droit comme à la parade sur le gaillard d’arrière. Ils descendirent à terre dans une petite barque dont ils manquèrent de tomber à plusieurs reprises. Puis ils rejoignirent à grandes enjambées le petit coin de plage que nous avions annexé pour nos discussions passablement fastidieuses.
Sans un mot, l’un de ces nouveaux venus tendit une lettre à l’un de ses voisins, qui la fit ensuite circuler, délégué après délégué, entre les mains de toutes les personnes présentes : d’abord côté champarfaitois, ensuite côté Lointain.
Annotations
Versions