Chapitre CIII (2/2)

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Lorsque ce fut mon tour, mes mains tremblaient si fort que j’eus beaucoup de difficulté à déchiffrer les lettres qui me dansaient sous les yeux. Je dus me forcer à me concentrer. Et là, ligne après ligne, j’appris que suite au décès de leur roi et aux rumeurs de violence qui commençaient à se propager, plusieurs femmes s’étaient présentées spontanément devant le Conseil de régence pour témoigner des comportements déplacés dont elles avaient fait l’objet. Trois d’entre elles avaient accepté de déposer sous serment. L’une avait été violentée à plusieurs reprises pendant son adolescence, dans les écuries royales. L’autre avait été frappée et bousculée dans une antichambre, et ne devait son salut qu’à l’arrivée inopinée de la reine régente et de sa suite. La troisième, enfin, avait été violée et enfermée dans une tour du palais, pendant un jour et une nuit, parce qu’elle avait refusé un baiser. Toutes les trois désignaient nominativement le coupable : Rotu.

Je n’étais donc pas sa seule victime… J’étais assaillie par un sentiment étrange, déplacé, puisqu’au lieu de compatir à leurs souffrances, je me réjouissais qu'il existe d’autres personnes pour dévoiler, à mes côtés, le vrai visage de ce tyran. Qu’elles étaient donc courageuses ! Car je témoignais, contrainte et forcée, depuis l’autre bout du monde alors qu’elles devaient assumer les regards et les suspicions au cœur même de Champarfait.

Grâce à elles, les pourparlers prirent alors une autre tournure. Les nobles champarfaitois, quoiqu’avec difficulté, finirent par accepter l’éventualité d’une vraie indignité de leur roi. Et donc, la possibilité que Suni ait agi en état de légitime défense. Je dus témoigner à nouveau, et ce fut d’une pénibilité absolue, parce que leurs questions étaient précises et dérangeantes.

Mais cette fois-ci, je retins toute leur attention… Et après un long délibéré, ils reconnurent la réalité de l’agression que j’avais subie. A ce titre, ils acceptèrent que ce soit le Grand Conseil des Lointains qui juge les actes de Suni, régicide non repentie, et renoncèrent à toute hostilité envers nos navires.

Ce fut pour moi un immense soulagement.

D’une part, cela signifiait que les instances de mon pays natal, ou du moins ce qui s’en rapprochait le plus en cette période troublée, reconnaissaient ma souffrance. D’autre part, cela confiait le sort de ma petite sœur chérie, qui somme toute n’avait fait que me défendre, à un peuple en qui j’avais une confiance profonde.

Car en l’absence d’un roi légitime, les nobles de Champarfait se faisaient une guerre sans merci depuis plusieurs mois. A mes yeux d’exilée, cela n’avait ni queue, ni tête, ni sens… Chacun tentait de recueillir quelques miettes de pouvoir ou de fortune, comme si le royaume n’était rien qu’un immense gâteau qu’ils pouvaient enfin se partager. Le sort du peuple, dont dépendait pourtant la richesse et la prospérité du pays tout entier, semblait n’intéresser personne.

A l’inverse, les Lointains ne cessaient de me surprendre par leur fonctionnement pluriel, égalitaire, dépourvu de heurts et de honte. Le Grand Conseil, s’il était habilité à prendre des décisions au nom de l’ensemble des équipages, ne tenait sa légitimité que des élections par lesquelles les délégués de chaque navire étaient désignés. Ce système permettait la discussion, le débat, l’écoute. Pour les Lointains, avoir un roi, un prince, un chef n’avait aucun intérêt. Tout était collégial, et pourtant cela ne créait aucune tension.

A force de vivre avec eux, parmi eux, comme eux, je m’étais habituée à leur fluidité et à leur transparence, qui étaient à des années-lumière de l’organisation administrative de Champarfait, que je trouvais stérile et autoritaire.

D’ailleurs, à force de dissensions et d’égarements, les nobles représentants de ma terre d’origine en arrivèrent à me faire une drôle de proposition… Celle-ci se matérialisa au détour du chemin de la plage, alors que j’errais sans autre but que de m’aérer l’esprit, quelque part à l’ombre des palmiers.

C’était le jour du Grand Conseil, tous les Lointains étaient rassemblés un peu plus loin tandis que nos hôtes s’étaient assis à l’ombre, sur des bancs de bois recouverts de tentures bleues. Ils demeuraient en retrait, les uns discutant à voix basse, les autres prenant des notes sur des parchemins. Lorsqu’ils me virent approcher, ils m’invitèrent d’un signe à prendre place parmi eux. Puis celui qui semblait le plus âgé, avec ses cheveux de neige et sa barbe de broussaille, me tendit un pli cacheté sans prononcer un mot.

Je lus d’une traite, oubliant de respirer tant je peinais à croire ce que je déchiffrais ! Puis je faillis éclater de rire, un rire froid et amer, tellement le contenu de cette missive me parut incongru. Le message était pourtant simple : le Conseil de régence de Champarfait, certainement vraiment désespéré à l’idée de ne trouver personne pour assumer le pouvoir, désignait Lumi, fille de Lomu, épouse de feu le roi Rotu, comme régente plénipotentiaire du royaume.

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