Chapitre CIV (1/2)
Et moi qui ne rêvais que de partir au bout du monde et de me terrer au fond d’une grotte avec Orcinus et mes bébés ! Comment les nobles de Champarfait, pourtant habitués à gérer leurs terres, leurs serfs et leur maisonnée à défaut d’avoir été élevés pour régner sur un pays entier, pouvaient-ils émettre une idée pareille ? Si les grandes familles du royaume ne trouvaient rien de mieux à faire que de s’entretuer, pourquoi irais-je m’interposer entre elles ?
Je n’étais pourtant pas indifférente au sort de Champarfait et de son peuple. Loin de là… Mais je n’avais aucune compétence pour le métier de reine, comme l’avaient prouvé les quelques semaines que j’avais passées comme telle. Et je n’osais pas imaginer la tête que ferait Orcinus si j’acceptais une telle responsabilité alors que lui faisait tout son possible pour échapper à sa propre hérédité… Enfin et surtout, assumer la régence revenait à reconnaître la validité de mon mariage avec Rotu. Ce qui était tout bonnement impensable : rien qu’à cette idée, j’avais des frissons des pieds à la tête comme autant de décharges électriques.
Je refusai donc, poliment mais fermement, l’absurde honneur qui m’était fait. Et je ne m’embarrassai même pas de formalités ou d’explications. Mon refus était presque physique, instinctif, et tout mon corps se crispa d’une façon très expressive : même si je ne trouvais pas les mots, le message était clair. Et ils eurent la décence de ne pas insister, ce dont je leur sus infiniment gré.
Je poursuivis mon chemin pour rejoindre les Lointains qui s'étaient rassemblés sur la plage en attendant le verdict du Grand Conseil. Cette fois-ci, il devait statuer sur le cas de Suni, devenue Sunauplia, qui avait reconnu avoir tué un homme, ou plutôt un roi. Et j’étais particulièrement inquiète du résultat de telles discussions… Qu’allait-il arriver à ma courageuse petite sœur ? Serait-elle réellement punie pour avoir débarrassé mon lit d’un violeur, et le monde d’un tyran ?
Les discussions avaient duré toute la journée et nous espérions une annonce avant la tombée de la nuit. Comme toujours, tous les équipages étaient là. Perkinsus jouait aux cartes avec Sikinos et quelques autres joyeux compagnons, parlant trop fort et buvant trop vite. Mes petits élèves couraient dans tous les sens avec les enfants des autres troupes, se faufilant entre les adultes comme des murènes entre les rochers. Ici et là, des petits groupes passaient le temps en sirotant de la liqueur d’anémone ou en partageant du poulpe grillé à la noix de coco. Quant à Anguillus, d’habitude aussi imperturbable qu’un lagon dans le petit matin, il faisait les cent pas un peu à l’écart, à l’autre bout de la plage, sans parler à personne.
Lorsqu’il me vit approcher, il me regarda de ses yeux vifs comme deux saphirs, et je secouai doucement la tête pour lui faire comprendre que les discussions n’étaient pas terminées. Puis je décidai de l’accompagner dans son attente. Après tout, même s’ils se disputaient tout le temps, cela faisait bien longtemps que je le soupçonnais de ne pas être indifférent aux joues roses et aux sourires mutins de Suni !
Mais je pouvais tout aussi bien me tromper… Car Anguillus restait muet comme une carpe, agité comme un cormoran et discret comme une sole. C’était un jeune homme simple et direct, fiable, au regard droit comme une falaise et au corps souple comme une posidonie. Et il resta poliment près de moi, mais sans me faire la conversation.
Les heures s’égrenèrent tout au long de la nuit et eurent raison, au fil des envies de sommeil des uns et des autres, de la patience d’une grande partie des noctambules. Ils partirent, groupe après groupe, retrouver leurs bateaux-lits autour des différents navires qui mouillaient face à la plage. Si bien qu’au moment où le héraut, enfin, s’avança pour nous faire part du résultat des délibérations du Grand Conseil, nous n’étions plus que deux : Anguillus, tendu comme le nez d’un espadon, et moi-même qui ne valais guère mieux.
« Oyez, oyez ! Aujourd’hui, le Grand Conseil des Lointains s’est réuni pendant quinze heures et dix-huit minutes en session extraordinaire à la demande de la capitaine Rutila. Quatre cent cinq conseillers étaient présents, représentant quatre-vingt-une tribus. Les débats portèrent sur la punition à appliquer à la dénommée Sunauplia, réfugiée originaire de Champarfait, ayant récemment reçu l’asile au sein de la troupe de Rutila et de Salmus. En effet, il a été porté à la connaissance du Grand Conseil que la susmentionnée Sunauplia se serait rendue coupable de faits de violence avec arme et d’homicide sur la personne de Rotu, fils de Lomu, roi de Champarfait. Après avoir auditionné l’ensemble des témoins, ainsi que l’accusée, le Grand Conseil souligne le fait que l’accusée ne nie aucunement les faits, et assume pleinement les conséquences de ses actes. Non seulement elle admet avoir administré à la victime, ce soir-là, plusieurs coups de couteau y compris dans le dos, mais en plus, Sunauplia a reconnu devant le Grand Conseil être l’auteure de la tentative d’assassinat perpétrée sur le même Rotu, quelques mois plus tôt, par l’envoi d’une barque pleine d’explosifs aux abords immédiats de la galère royale.
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