Chapitre CIV (2/2)
(Suite de la déclaration du héraut à l'issue du Grand Conseil des Lointains) Cet attentat a provoqué de nombreux dégâts matériels et des dizaines de victimes parmi les marins champarfaitois. Le Grand Conseil reconnaît à l’accusée différentes circonstances atténuantes, du fait des violences perpétrées par Rotu sur sa famille, y compris ses neveux en bas âge, et admet que les actes pour lesquels elle comparaît aujourd’hui peuvent être regardés comme commis en situation de légitime défense, du fait des circonstances dans lesquels ils sont intervenus. Il n’appartient pas au Grand Conseil de rendre publiques lesdites circonstances, mais l’exactitude de ces faits ne saurait être remise en cause, du fait de plusieurs témoignages fiables et concordants. Néanmoins, au regard des conséquences diplomatiques de cet assassinat et en mémoire des victimes champarfaitoises de la première tentative menée par l’accusée contre la personne de Rotu, roi de Champarfait, le Grand Conseil des Lointains condamne la dénommée Sunauplia à six mois de travaux d’intérêt général sur l’île-capitale. A l’issue de sa peine, qu’elle devra effectuer au sein de notre hôpital populaire, elle sera autorisée à regagner le bord de Rutila et de Salmus et à vivre parmi les Lointains, dans le respect de nos lois et de nos coutumes. Cette sentence a été adoptée à la majorité des quatre cinquièmes au moins, dans le cadre d’un vote certifié conforme par la doyenne de notre peuple, Aurata. Bon vent à tous ! »
Ma petite sœur échappait donc au bateau-prison… Et c’était un profond soulagement pour moi. Je n’aurais jamais supporté de la savoir voguant ainsi sans but ni patrie, affrontant les tempêtes et la promiscuité au cœur d’un équipage de voleurs et autres criminels. Sur l’île-capitale, je savais que Suni serait en sécurité. Et même si je trouvais injuste de la punir alors qu’elle m’avait sauvé sinon la vie, du moins l’honneur, j’avais la sensation que nous avions échappé au pire. En revanche, même dans un décor paradisiaque, entre les palmiers frissonnants, les plages de sable fin et les échoppes accueillantes, j’en connaissais une qui allait vite se sentir enfermée et à l’étroit, sur ce drôle de caillou perdu au milieu des océans dont on pouvait faire le tour en à peine une journée de marche !
Anguillus était resté silencieux à mes côtés, le temps que ce verdict que nous venions d’entendre se fraie un chemin jusqu’à nos cœurs et nos cerveaux. Et quand, à peine cinq minutes plus tard, Suni fit son apparition, ni lui ni moi n’avions desserré les dents.
Comme à son habitude, ma sœur marchait droit devant elle, tête haute, joues rondes, regard clair. Sans un mot, elle se faufila entre nous et nous prit chacun par un bras pour nous diriger, tout doucement, vers le côté de la baie où nous attendait notre voilier. La nuit était douce et scintillante, la mer bruissait comme un éventail et l’avenir était une équation à mille inconnues.
« - Allez, Lumi, ne fais pas cette tête-là ! On dirait que c’est toi qui viens d’être condamnée !
- Je me demande si je n’aurais pas préféré… murmurai-je.
- On ne peut pas toujours tout prendre à la légère, rappela Anguillus.
- Eh ben, me voilà gâtée avec vous deux ! Ne vous inquiétez pas tant, chers oiseaux de mauvaise augure, ces six mois seront vite passés.
- …
- …
- Honnêtement, je comprends les membres du Grand Conseil. J’ai tué un roi… Et des galériens qui n’étaient pas responsables de l’indignité de leur maître. Il est normal que je sois punie, non ? En plus, l’hôpital des Lointains est un endroit magique, paraît-il ! Je ne vais pas me plaindre.
- C’est un lieu tout à fait poétique, c’est vrai. Mais toi, tu seras enfermée comme dans un aquarium, à changer des bandages et à vider des pots de chambre.
- …
- Je survivrai, Lumi. Et puis, qui sait, peut-être qu’il y aura quelques charmants blessés parmi les pensionnaires de l’hôpital ?
- Mouais…
- Comme si c’était le sujet, râla tout bas Anguillus.
- Le plus important, c’est qu’ils aient reconnu que cet infâme Rotu a attaqué Lumi et que j’avais le droit de la défendre… Le reste, c’est secondaire. Ce soir, je vais dormir à bord, mais ensuite, vous voilà tranquilles pour six mois ! Toi, Lumi, essaie de ne pas trop déprimer, même si je ne serai plus là pour te secouer les puces. Et toi, Anguillus, j’espère que tu ne seras pas trop triste de n’avoir plus personne à dénigrer à longueur de journée.
- Je vais déprimer à fond !
- Et puis tu exagères, je ne te critique pas tant que ça…
- Au fait, Lumi, avant que j’oublie ! Je vais ranger la cabine et emporter mes affaires, mais il y a une chose que j’aimerais que tu gardes. Deux choses, d’ailleurs ! Les deux actes de naissance d’Orcinus et de sa sœur…
- Oh ! Tu les as emportés ?
- …
- Bien sûr, je n’allais pas les laisser dans la tour Nord : Rotu aurait pu les trouver…
- …
- …
- Ils sont cachés au milieu de mes chausses. Qui sait, peut-être qu’un jour, tes enfants ou leur père auront besoin de prouver qui ils sont… En attendant, cela t’ennuie de regagner le bateau toute seule ? Je voudrais parler quelques minutes avec Anguillus, avant de monter à bord.
- Bien sûr. Bonne nuit, Sunette. Bonne nuit, Anguillus. Et soyez sages, tous les deux ! »
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