Chapitre CVI (2/2)
(Rutila) - Eh bien…
(Lumi) - …
- Disons que, même si toutes vos plaisanteries sur Galaô-té, et sur moi, m’agacent un peu, je suis forcée d’admettre que vous n’avez pas complètement tort. Je te l’ai déjà dit, je l’ai toujours trouvé beau. Et j’apprécie sa personnalité, avec ses yeux de velours noir et ses sourires chaleureux comme les vagues.
- Et ?
- Et je ne voudrais pas me laisser influencer par mes rêves de jeune fille !
- C’est pour cela que tu me demandes mon avis ?
- Oui, Lumi.
- Mon avis est que je te fais absolument confiance pour prendre la meilleure décision, Rutila. Je ne le connais pas aussi bien que toi, mais Galaô-té est sans aucun doute un excellent marin, fiable, attentif, compétent. Il a guidé l’équipage le plus hétéroclite du monde connu à travers les tempêtes et les conflits. Il connaît les coutumes de tous les peuples, il a l’esprit ouvert puisqu’il accueille à son bord toutes sortes de marins venus des deux côtés du détroit. Son regard est très droit, très sûr. Et même si je crois qu’il partage totalement tes sentiments, ou disons ton attirance, il reste toujours très correct, voire professionnel.
- …
- Rutila, si Galaô-té était laid et s’il ne t’inondait pas de ses sourires affolants, lui proposerais-tu de devenir ton second ?
- Sans hésiter, oui.
- Alors je crois que, si tu as raison de ne pas vouloir te laisser aveugler par tes rêves de jeune fille, comme tu dis, tu ne dois pas non plus les laisser t’influencer au point de ne pas lui donner ce qu’il mérite, au-delà de son charme… Charme qui est absolument indéniable, je te l’accorde ! Mais après tout, même les capitaines ont le droit d’avoir une vie privée, non ?
- …
- …
- Merci de ta franchise, Lumi. Encore une chose, si tu le veux bien. Le plus souvent, lorsqu’un navire perd son second capitaine, c’est le lieutenant qui prend le relais. Or je ne te l’ai pas proposé… Tu ne me demandes pas pourquoi ?
- Non. Non, parce que c’est évident ! Je sais que j’étais encore un peu verte lorsque tu m’as proposé de devenir officière… Alors second capitaine, aussi vite, ce serait une imprudence ! Je ne suis pas prête, Rutila, je le sais aussi bien que toi.
- Bien… Je suis d’accord avec toi, mais je ne voulais pas qu’il y ait de malentendu entre nous. Ou que tu penses que je favorise Galaô-té pour des raisons… douteuses, disons.
- Galaô-té est un excellent choix. Je l’ai vu manoeuvrer, de loin, quelquefois : il sait y faire ! Il écoute la mer et les hommes, il parle le Lointain à la perfection… Et puis, tu as besoin d’avoir totalement confiance en ton second, non ?
- Si…
- Alors mon avis est de lui offrir le poste. Quant au reste, tu verras bien ! Tu as le droit de vivre, Rutila. Peut-être que le hasard, parfois, fait réellement bien les choses ? »
La capitaine sourit d’un air flottant, comme si elle n’était qu’à moitié convaincue… Mais quelques heures plus tard, je croisai Galaô-té, baluchon minuscule et sourire infini, qui s’installait tranquillement dans mon ancienne cabine. Celle-là même où Rotu avait rendu son dernier soupir… Devant mon air interrogateur et mes velléités de protestation, il m’expliqua que c’était un ordre de la capitaine. Elle avait pensé que ce serait moins difficile pour moi de conserver le logement du second tandis que Galaô-té, malgré ses nouvelles fonctions, se contenterait de celui du lieutenant que j’avais occupé pendant quelques mois.
Clairement, je gagnais au change ! Et je ne contre-argumentai guère, parce que objectivement, je préférais ne jamais remettre les pieds dans cette cabine maudite… Mes nouvelles pénates étaient spacieuses et fonctionnelles avec, comble du luxe, deux vraies fenêtres qui donnaient sur l’arrière du bateau et par lesquelles je pouvais regarder la mer sans avoir à ouvrir un sabord. Le mobilier était simple mais élégant, et de magnifiques tentures bleues, brodées de motifs maritimes, permettaient d’isoler la couchette pour la nuit.
Rutila avait repris possession de la cabine du capitaine, juste à côté de celle qui serait désormais la mienne, tandis que Galaô-té n’était qu’à quelques mètres : j’allais peut-être un peu tenir la chandelle…
J’avais abordé le sujet avec Rutila, avec autant de délicatesse qu’une murène, suggérant qu’il leur suffirait de partager ses appartements pour éviter à son pauvre second de dormir sur une scène de crime… Mais elle me répondit, d’un ton bienveillant mais ferme, qu’elle était une femme libre et indépendante, que Galaô-té était un homme libre et indépendant, et que quoi qu’il puisse se passer entre eux, ni l’un ni l’autre n’avait l’intention de se transformer en fiancé énamouré ou en fée du logis. Dont acte !
Quoi qu’il en soit, nous quittâmes le rivage de l’île-capitale dès le lendemain, par une petite brise douce et agréable. Le bateau avançait bien, plein vent arrière, Rutila semblait heureuse et confiante et l’équipage, jour après jour, quart après quart, retrouva peu à peu la sérénité qui lui avait fait défaut depuis le début de la guerre.
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