Chapitre CVII (1/2)
Galaô-té apporta un nouvel équilibre à bord, mais aussi du mouvement, de la nouveauté, de la vie. Alors que nous demeurions le plus souvent en autarcie, solidaires et unis au milieu de l’immensité du monde connu, il faut avouer que l’arrivée d’un peu de sang neuf fut bénéfique pour l’ensemble de l’équipage. Nous avions beau parcourir des milles et des milles, rencontrer des peuples différents, entendre des langues exotiques au gré de nos escales, nous restions généralement en terrain familier.
Enfant du soleil et du désert, Galaô-té avait une profonde connaissance des vents et de la mer. Il avait appris la navigation sur l’île-capitale des Lointains, et à ce titre, personne ne pouvait remettre en cause la qualité de sa formation ! Mais il avait ajouté à cela un instinct, un sens de la mer, une attention aux éléments qui n’appartenaient qu’à lui. Contrairement à Rutila, qui était en permanence entourée de ses officiers, qui pouvait régulièrement échanger avec d’autres capitaines Lointains, Galaô-té avait gagné ses galons au gré des épreuves et des tempêtes. Il avait dû se frayer un chemin depuis les cales de son navire marchand jusqu’au carré des officiers, ne pouvant compter que sur son courage, sur ses compétences et sur le soutien de ses compagnons.
Il en gardait un souci du détail, une écoute de ses hommes, un art de se remettre en question, qui étaient tout à fait singuliers. Il aimait demander l’avis de l’un ou de l’autre des marins de quart et décortiquer une manœuvre, même réussie, pour voir ce qui pouvait être amélioré.
Il s’entendait particulièrement bien avec Anguillus, dont le côté réfléchi, discret, observateur, était très complémentaire de son fonctionnement peut-être plus instinctif, mais tout aussi loyal. Ils passaient donc des heures et des heures, épaule contre épaule, à regarder la mer et les voiles sans échanger plus de trois mots. Galaô-té, généralement sociable et volubile, devenait dans ces moments-là presque aussi contemplatif que mon chef de tiers. Mais je n’étais pas mécontente de cette nouvelle amitié qui semblait leur faire du bien à tous les deux. Désormais, je n’étais plus la seule à veiller à la formation d’Anguillus, ce qui était un vrai soulagement.
Car même si le bateau naviguait joyeusement, même si l’équipage vivait intensément, je me sentais de plus en plus fragile. Fatiguée. Amorphe, même, par moments. Suni me manquait. Orcinus me manquait. Mes enfants me manquaient. Et puisque le caractère impossible de ma petite sœur n’était plus là pour me distraire, je passais de longues heures à ruminer ma tristesse sans l’ombre d’une planche de salut.
Malgré la mort de Rotu, Champarfait était encore en état de quasi guerre civile, entre les nobles qui cherchaient à récupérer quelques bribes de pouvoir et les paysans qui espéraient quelques grammes de blé ou quelques miettes de richesse ! Rutila avait brièvement espéré que nous pourrions y reprendre nos représentations malgré cette situation, mais elle dut rapidement y renoncer.
Aussi décida-t-elle de mettre le cap au Nord-Est afin de retrouver, pour quelques jours, la cité isolée au nom imprononçable, tissée de rochers noirs et de lichens bleutés, que nous avions déjà visitée plusieurs fois. Cela revenait à mettre des dizaines de milliers de milles entre mes enfants et moi… Et lorsque notre capitaine annonça cet itinéraire, alors que nous étions réunis avec Anguillus et Galaô-té autour de la table à carte, je ne pus retenir l’eau glacée qui me monta soudainement aux yeux comme si j’étais la pire des midinettes. Etais-je donc redevenue une pauvre jeune fille champarfaitoise, faible et innocente ? Heureusement pour moi, ce n’est pas ainsi que Rutila formula les choses lorsqu’elle s’invita dans ma cabine, quelques heures plus tard, pour une franche discussion de femme à femme.
« - Pardonne-moi, Lumi, de te déranger ainsi…
- Entre, capitaine. Tu ne me déranges pas.
- Merci…
- Veux-tu une tisane aux algues ?
- Avec plaisir, oui.
- …
- Ecoute, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Je m’inquiète, Lumi. Et je ne suis pas la seule. Depuis que Sunauplia a quitté le bord pour purger sa peine sur l’île-capitale, tu n’es plus que l’ombre de toi-même. Et je ne suis pas la seule à l’avoir remarqué !
- Ah bon ?
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